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nord ; le proverbe russe a raison, « elles sont belles, les cloches qu’on entend de l’autre côté de la montagne. » Nous oublions un peu trop que nous avons depuis longtemps notre Ibsen, ou du moins un sonneur de glas de la même paroisse ; depuis la Question d’argent et le Fils naturel, voici plus de trente ans qu’il retourne le cadavre social. Avant de le rejoindre, ce précurseur, on croyait que le secret de sa force était dans son habileté, dans sa verve amusante ; d’autres ont eu de l’habileté et de la verve, qui ne vivent plus ; on l’a rattrapé, on commence à comprendre que ce secret gît dans sa perpétuelle inquiétude morale. — Mais je reviens à Ibsen. Il aurait gagné notre créance, ne fût-ce que par quelques axiomes qui répondent à nos défiances actuelles, comme celui-ci : « La faute capitale de notre éducation est d’avoir mis tout le poids sur ce qu’on sait, au lieu de le mettre sur ce que l’on est, » ou encore, dans Rosmersholm : « L’esprit des Rosmer ennoblit, mais il tue le bonheur. » A la vérité, Voltaire avait déjà dit quelque chose d’approchant, dans l’Homme aux quarante écus : « Monsieur, vous m’avez instruit ; mais j’ai le cœur navré. — C’est souvent le fruit de la science. » — Pour n’être pas dit en norvégien, ce n’en est pas moins bien dit.

« La littérature, l’art, la philosophie, la politique, la vie économique, toutes les formes de l’existence sociale et individuelle laissent apparaître un trait fondamental unique et commun : l’amer mécontentement de l’état du monde. De toutes ces différentes manifestations de l’esprit humain s’échappe à nos oreilles un seul et même cri de douleur qui peut se traduire, en langage vulgaire, par cette exclamation : Sortons, sortons de l’état de choses existant ! » — Celui qui parle ainsi est un juif de Pesth, M. Max Nordau, l’un des écrivains les plus lus dans cette Allemagne qu’il a flagellée. Je ne le nommerais pas, s’il n’eût écrit que ce pamphlet de pur matérialisme, les Mensonges conventionnels de notre civilisation[1] ; curieux livre d’ailleurs, paradoxe poussé aux déductions extrêmes avec une logique à la Proudhon, avec une ironie qui rappelle parfois celle d’Henri Heine. Tout au plus l’eussé-je nommé, en face des avocats qui plaident pour l’âme proscrite, comme un témoin à charge, déposant sur l’impossibilité de vivre dans un monde où « chaque mot que nous disons, chaque acte que nous accomplissons est un mensonge à l’égard de ce que, dans le fond de notre cœur, nous reconnaissons comme la vérité. » Mais M. Nordau a donné depuis un roman, le Mal du siècle[2], où sa pensée trahit des modifications intéressantes.

  1. Traduction d’A. Dietrich ; Westhausser, éditeur.
  2. Hinrichsen, éditeur.