Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 109.djvu/924

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il ne fut pas déçu.

La lune était à son premier quartier ; un filet de lumière tombant d’en haut, effleurait le grillage, qui s’ouvrit dès qu’il frappa. Du fond de l’obscurité profonde, Bisesa étendit ses deux bras dans le clair de lune. Ses mains, ses mains de rose avaient été tranchées aux poignets ; les moignons informes étaient presque cicatrisés déjà.

Alors, comme elle penchait, en sanglotant, la tête entre ses bras mutilés, un grognement de bête sauvage se fit entendre derrière elle et quelque chose d’aigu, couteau, épée ou lance, atteignit Trejago à travers sa boorka. Le coup manqua son but, mais trancha un des muscles de l’aîne, et cette blessure le fit boiter légèrement jusqu’à la fin de ses jours.

La grille avait été remise en place. À l’intérieur de la maison, aucun bruit, aucun signe,.. rien que le mince rayon de lune sur le grand mur et, au-delà, les ténèbres de l’impasse.

Tout ce que Tréjago se rappelle, c’est qu’après avoir hurlé comme un fou furieux entre ces murs impitoyables, il se retrouva près de la rivière au moment où l’aurore commençait à poindre ; alors il jeta sa boorka et rentra chez lui tête nue.

Quelle fut au fond la tragédie ? Bisesa se trahit-elle dans un accès de désespoir sans cause, ou bien, son intrigue ayant été découverte, la petite veuve fut-elle mise à la torture jusqu’à ce qu’elle eût tout avoué ? Durga Charan connaissait-il le nom du séducteur ? Que devint finalement Bisesa ? Cela, Trejago l’ignore aujourd’hui encore. De toute façon, il dut advenir quelque chose d’horrible, et la pensée de ce que cela put être le frappe parfois au milieu de la nuit pour le tenir éveillé jusqu’au matin. Un détail caractéristique de l’histoire, c’est qu’il ignore aussi l’endroit où se trouve la façade de la maison de Durga Charan. Peut-être donne-t-elle dans une cour commune à plusieurs autres maisons ; peut-être est-elle cachée derrière une des grandes portes du bustee de Jitha Megji. Trejago n’en sait rien. Il ne reverra jamais Bisesa, la pauvre petite Bisesa. Il l’a perdue dans cette cité où chaque demeure est aussi gardée, aussi mystérieuse qu’une tombe, et la fenêtre qui ouvrait sur l’impasse a été murée.

Mais Trejago continue à faire régulièrement des visites à ses connaissances, il jouit d’une réputation inattaquable. Sa personne n’offre rien de particulier, sauf une légère raideur dans la jambe droite, causée par un effort qu’il s’est donné en montant à cheval.


RUDYARD KIPLING.