Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 109.djvu/920

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
914
REVUE DES DEUX MONDES.


La chambre de Bisesa donnait, par la fenêtre grillée, sur l’étroite et sombre ruelle où le soleil ne pénétrait jamais et où les buffles se vautraient dans la boue bleuâtre. Bisesa était veuve ; elle avait environ quinze ans et priait les dieux, nuit et jour, de lui envoyer un amant, car il ne lui plaisait pas de vivre seule.

Un jour, l’homme dont j’ai parlé, — il s’appelait Trejago, — s’aventura, au cours d’une flânerie sans but, dans l’impasse d’Amir Nath, et, après avoir dépassé les buffles, vint buter contre un gros tas de plantes fourragères.

Alors il vit que la rue se terminait en forme de piège, et entendit un rire léger derrière le grillage. Le rire était charmant. Trejago, sachant que les antiques Mille et une nuits sont d’excellens guides à tous les points de vue pratiques, — Trejago, dis-je, s’approcha de la fenêtre, en déclamant à demi-voix les strophes du Chant d’amour de Har Dyal, qui débutent ainsi :

« Un homme peut-il se tenir debout en face du soleil qui se dévoile, ou un amant en présence de sa bien-aimée ? — Si mes pieds défaillent, ô cœur de mon cœur, suis-je coupable ? — Non, car ta beauté entrevue suffit à m’aveugler. »

Derrière le grillage résonna un faible tintement de bracelets qui s’entre-choquaient, et une voix douce reprit la chanson au cinquième vers :

« Hélas ! hélas ! la lune peut-elle dire son amour au lotus, quand la porte du ciel est fermée et que les nuages s’amassent pour que tombe la pluie ? — Ils m’ont pris ma bien-aimée, ils l’ont entraînée vers le Nord, avec les chevaux de charge. — Les pieds qui posaient sur mon cœur portent des chaînes de fer. — Dites aux archers de préparer leurs arcs. »

La voix s’arrêta soudain, et Trejago sortit du cul-de-sac en se demandant qui donc avait pu continuer si gentiment le Chant d’amour de Har-Dyal.

Le lendemain matin, comme il se rendait au bureau, une vieille femme lança un paquet dans son dog-cart. Ce paquet contenait la moitié d’un bracelet de verre, rompu en deux, une fleur de dhak, couleur de sang, une pincée de bhusa que l’on donne au bétail, et onze cardamomes. Ce paquet n’était autre qu’une lettre, non pas une maladroite et compromettante missive écrite, non,.. une innocente épître amoureuse, parfaitement inintelligible d’ailleurs. Mais j’ai déjà dit que Trejago en savait trop long sur toutes ces choses. Aucun Anglais ne devrait être capable d’interpréter de tels emblèmes ; pour son malheur, Trejago les étala sur sa table à écrire et commença résolument à déchiffrer le rébus.

Un bracelet de verre brisé représente, d’un bout de l’Inde à l’autre, une veuve hindoue, attendu qu’à la mort du mari on brise