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de ses repas, renversant la table avec ce qui était dessus, il donna l’ordre à ses lieutenans de continuer la lutte. A l’un, il enjoignit de battre les tours, à l’autre de faire brèche à la muraille, aux archers et arbalétriers de viser les assiégés qui, de leur côté, accouraient en foule sur les remparts. La défense des Anglais fut aussi tenace que l’attaque des Français fut impétueuse. Le connétable y montra les ressources de son expérience et une bravoure qui, selon son expression, transformait les « siens en lions crêtés. » On le voyait partout, il dirigeait tout, prévoyait tout ; un archer s’étant plaint de n’avoir que de l’eau à boire dans une telle « empresse, » le sommelier du connétable reçut l’ordre d’amener des tonneaux de vin et d’en distribuer le contenu aux combattans.

Les Anglais, devant l’impétuosité des assiégeans, sollicitèrent une suspension d’armes qui leur fut accordée ; ils en usèrent pour demander de quitter la ville avec tous leurs biens et leurs alliés, et de plus, réclamer une somme de 30,000 francs contre la livraison de Sainte-Sévère et de son château. L’offre fut repoussée sans débat, et l’assaut repris avec un nouvel acharnement. Le fougueux abbé de Malepaye pénétra l’un des premiers dans la forteresse par une brèche. Ayant vu non loin de la muraille une grange remplie de paille et de foin, il s’empressa d’y jeter une torche et d’attiser l’incendie. Les assiégés cherchèrent à l’éteindre, mais ils divisèrent leurs forces, et les Français en profitèrent pour faire irruption dans la place.

Le butin de la ville procura aux vainqueurs des valeurs très grandes, car Sainte-Sévère était le dépôt où les grandes compagnies avaient amoncelé leur blé, leur farine, des monnaies d’or et d’argent, des épées, des casques, et, en grandes piles, du drap et du linge. Selon la coutume, les prisonniers anglais furent rançonnés ; puis on les laissa partir. Il restait à régler le sort des alliés des Anglais, des Français, hélas ! Lorsque après le combat, le duc de Berry voulut féliciter les soldats au nom de son père le roi de France, du vin fut apporté devant le connétable, qui refusa de boire. « Bertrand, lui dit le duc, que ne prenez-vous du vin ! Doutez-vous que votre chair ne soit ci empoisonnée ? — Je suis prêt à obéir à vos commandemens, répondit Du Guesclin, mais j’ai fait un vœu que je ne voudrais pas violer, et le voici : Vous savez que beaucoup de Français ont été pris dans cette ville, qui ont aidé à prolonger ce siège, et de la main desquels maint vaillant homme a perdu la vie. Par ce motif, j’ai fait vœu et promis de ne boire ni manger tant qu’il y en aura un seul de vivant. — Ce vœu, je le fais aussi, s’écria le duc. Et les prisonniers, traîtres à leur roi et à leur patrie, furent amenés