Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 109.djvu/880

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cette maison mal défendue, l’enfant l’accompagne, gagné par la pièce d’argent. L’homme échoue dans ses tentatives, tue, dépèce, accommode le malheureux dans le sac qu’il trouve là, à sa portée, et tranquillement, le même soir, demande à son camarade de lui apporter le paquet où il explique qu’il a enfermé ses effets. Alors, le dimanche, sans trouble, sans inquiétude d’aucune sorte, ignorant de quelle affreuse commission il se charge, l’ancien soldat prend une voiture, arrive au rendez-vous convenu, remet la dépouille de Nicholas à l’homme qui l’attend et disparaît aussitôt. Ainsi tout devient clair et compréhensible : en premier lieu, le bruit qu’ont entendu les veilleurs, la déclaration de la propriétaire que son locataire était au lit à onze heures, le lait que Conway a été vu dans un cabaret en compagnie d’un inconnu : « Si mon client était coupable, s’écrie en terminant l’avocat, est-il vraisemblable qu’il eût choisi son propre bureau pour y commettre un meurtre dont il devait être si malaisé de faire disparaître les traces ? N’aurait-il pas, de préférence, attiré la victime dans quelque endroit écarté ? Peut-on admettre qu’un vieux militaire qui a servi avec honneur dans les troupes de Sa Majesté (que Dieu sauve ! ) soit subitement devenu, à soixante ans, un abominable monstre ? Allons, le jury fera son devoir, il refusera de croire à une accusation si fragile, il rendra purement et simplement le prisonnier à la liberté. »

L’audience est un instant suspendue. L’argumentation du défenseur ne semble pas avoir porté, l’opinion est décidément hostile au prévenu. A la reprise, le président commence son résumé, et il s’acquitte avec beaucoup d’impartialité et de mesure de la tâche difficile qui lui incombe. S’il est désirable que le meurtrier soit puni, dit-il avec beaucoup de calme, et comme s’il pesait avec soin la valeur des mots qu’il emploie, il l’est plus encore que l’innocent ne soit pas condamné. L’avocat a prétendu qu’il n’y avait aucune preuve irréfragable que l’homme à la barre fût le coupable ; cela est vrai, mais il arrive quelquefois qu’un ensemble de témoignages indirects s’impose à la conscience humaine avec autant de puissance qu’une certitude matériellement constatée. C’est au jury de choisir entre les deux systèmes qui lui ont été présentés et de décider s’il possède des clartés suffisantes pour conclure dans le sens de la culpabilité. Il y a deux faits qu’il ne faut pas perdre de vue : l’un est que le prisonnier a été, jusqu’à présent, un travailleur respectable et estimé, et qu’on ne voit pas quel intérêt il pouvait avoir à commettre ce crime ; l’autre est qu’il existe, dans l’exposé de l’accusation, une importante lacune. Que s’est-il passé entre neuf heures quarante-cinq minutes du soir et