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LES ANGLAIS EN BIRMANIE.


Ce régime plein de grandeur, mais aussi plein d’abus, où, en dépit des fonctionnaires eux-mêmes, les intérêts des particuliers passaient souvent avant ceux de la nation, où plus souvent encore l’avenir était sacrifié au présent, s’était déjà peu à peu modifié dès la première moitié de ce siècle et prit fin en 1858, à la suite de la révolte des cipayes. Depuis le transfert du gouvernement à la couronne, l’Inde a assumé de plus en plus tous les caractères d’une immense bureaucratie. Les moyens de communication s’y sont développés d’une manière étonnante ; tout y a pris des allures de régularité et de discipline. Par suite, le fonctionnement de l’administration s’est transformé et, avec lui, les qualités qu’on exige du personnel. Sans doute, on fait grand cas, aujourd’hui comme autrefois, des qualités d’énergie et d’initiative ; mais on considère comme plus importantes l’instruction, l’exactitude et peut-être même la docilité, et on les développe au détriment du caractère. C’est que le caractère, la volonté, la décision, ne trouvent plus dans l’Inde pacifiée et organisée leur emploi qu’exceptionnellement, dans certains territoires moins civilisés ou durant certaines périodes moins calmes, et risquent dans les conditions normales d’être plus gênans qu’utiles pour les chefs chargés de donner à la machine l’impulsion. Nous voyons donc les nouveaux fonctionnaires de l’Inde contemporaine tendre de plus en plus à prendre les travers de toute bureaucratie. Cette révolution n’a pas encore atteint toute la hiérarchie : aux étages moyens et supérieurs demeurent encore de brillans représentans de l’ancienne manière, modifiée toutefois selon ce qu’ont exigé les circonstances ; mais avec le temps ceux-ci même disparaîtront probablement sans être remplacés, et, sauf des exceptions que le gouvernement s’efforcera de multiplier, les premiers postes seront occupés par les fils non plus de la noblesse, de la gentry ou du haut négoce, mais des clergymerij des professeurs et des boutiquiers.

Cette évolution fatale, les hommes qui ont grandi dans l’étude et, — en dépit de tout, — dans l’admiration de ceux qu’on peut appeler les paladins de l’Inde, la redoutent pour le prestige britannique. Mais l’Angleterre peut l’envisager sans trop d’inquiétude. Les temps sont bien changés : la période héroïque est close ; désormais, selon toute vraisemblance, il y a moins à conquérir des royaumes ou à comprimer des révoltes qu’à gouverner par la paix, la justice et la prévoyance, une population qui longtemps encore restera enfant ; et, dans ce dernier rôle, le fils du boutiquier ou du dergyman, qui n’aurait point suffi pour le premier, le fonctionnaire savant, méthodique, appliqué, parfois économe, mesquin et même vulgaire, l’emporte décidément sur ceux du premier type