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porcelaines, la soie transparente. Plus loin, le long des bassins rectangulaires où les navires, sur plusieurs rangs, attendent que leur tour arrive de débarquer les richesses qu’ils ont apportées ou d’en charger de nouvelles, la solitude est moins profonde, il semble bien que l’ombre soit habitée. De temps à autre, des feux apparaissent à bord, courent entre l’artimon et la misaine, et sur le pont désert une silhouette se profile qui lève la tête, interroge le ciel, pense aux opérations du lendemain que la pluie rendrait plus lentes et plus difficiles. Alors ce sont des mots, des réflexions échangées à haute voix entre ces fantômes et les hommes préposés à la surveillance du quai ; on cause un instant jusqu’à ce que le froid ou l’ondée obligent les uns à regagner la cabine, les autres à s’abriter de leur mieux contre l’ouragan qui fait rage. Au large, la Mersey descend rapidement à la mer ; ses flots jaunes frémissent au souffle du vent, et si l’oreille en perçoit toujours le murmure, l’œil en distingue malaisément la masse imposante, noyée dans l’obscurité des nuits sans lune.

Ce sont de dures et pénibles factions que font autour de ces centres de la vie commerciale et maritime les veilleurs à qui l’administration des docks en a confié la garde. Pendant les mois d’hiver, leur tâche est particulièrement fatigante. Il faut aller, venir, marcher sous l’averse, et s’ils s’arrêtent, las d’arpenter l’espace et de fureter dans les coins sombres, l’immobilité les engourdit, le sommeil les gagne, leurs yeux se ferment. Aussi, quel soulagement et quelle joie quand, avec la tiédeur des saisons clémentes, l’été ramène ces journées heureuses où la lumière inonde tout, persiste presque jusqu’à minuit, et comme impatiente de renaître, dissipe, à la première heure, la couche affaiblie des ténèbres ! Lentement, à travers les vapeurs matinales dont le rideau flottant s’entr’ouvre à l’aurore, reparaît l’immense fourmilière abandonnée qui n’en a plus que pour quelques momens de tranquillité et de silence. On dirait d’un camp tout entier qui sommeille, prêt à s’animer aux premiers appels du clairon. Et, en vérité, n’est-ce point d’une armée qu’il s’agit, n’est-ce pas une bataille que va livrer tout à l’heure cette troupe fiévreuse de négocians, de spéculateurs et de prolétaires, — bataille pour l’existence où de part et d’autre de si pressans intérêts sont engagés, que la lutte, pour n’être pas ensanglantée, n’en est pas moins cruelle et meurtrière aux vaincus.

L’après-midi du 17 mai 1891 avait été exceptionnellement belle. La Pentecôte est une fête aimée en Angleterre, et la population de Liverpool, jouissant d’un congé qui avait commencé la veille à une heure et se prolongeait, selon l’usage, jusqu’au mardi, s’était