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autres, qui sont déjà la grande majorité, appartiennent à l’époque du gouvernement de la couronne. Entre les deux types, il y a un abîme. Et cela ne tient pas à une différence de méthode dans le recrutement, à la substitution du recrutement par voie de concours au recrutement par sélection libre : les concours fonctionnaient déjà du temps de la compagnie, et plus d’un agent d’aujourd’hui, qui rappelle les meilleurs modèles d’autrefois, a passé par le concours. La faute, si faute il y avait, en serait aux circonstances et aux mœurs.

Du temps de la compagnie, il n’existait, — et la compagnie en a été punie, — de communications rapides ni entre l’Inde et la métropole, ni surtout, dans l’intérieur de l’Inde, entre les centres principaux. Il n’y avait, d’autre part, ni cette abondance de règlemens, qui prévoient tant d’hypothèses, ni cette longue série de précédons bien établis qui commandent, pour ainsi dire, les solutions futures. Il en résultait que le gouvernement de l’Inde et ses agens se trouvaient, bien plus qu’aujourd’hui, abandonnés à eux-mêmes et amenés ainsi à prendre, de leur propre initiative, de très graves décisions. Leur rôle était donc considérable et bien fait pour séduire des hommes d’énergie et d’initiative, que d’autre part l’énormité des traitemens soit fixes, soit éventuels, pouvait engager à passer par-dessus le véritable exil qu’était alors la vie aux Indes. Or de ces hommes d’initiative et d’énergie, l’Angleterre en a toujours eu à foison : ce sont les cadets des familles nobles ou riches, qui ont tenu dans toute son histoire une si large place [1]. Astreints par la coutume à se faire eux-mêmes une position que leur jalousie presque légitime rêvait éblouissante, ils entraient volontiers au service d’une compagnie qui disposait de postes si intéressans et de traitemens si magnifiques. Or ces cadets, fils de pères qui depuis des générations avaient l’habitude et le goût du commandement et des responsabilités qu’il entraîne, apportaient dans leurs fonctions une largeur d’esprit, une décision de caractère, une énergie morale, une endurance physique qui étaient précisément les qualités indispensables pendant cette période de la conquête de l’Inde. Dans le nombre, sans doute, la faveur, alors toute-puissante, en glissait de médiocres et même d’incapables. Mais quelques mois d’expérience les faisaient ou éliminer ou reléguer dans les emplois inférieurs. Le reste s’élevait progressivement jusqu’aux premiers échelons de la hiérarchie : généreux, prodigues, parfois un peu pillards, assez irréguliers dans leur conduite, mais riches d’entrain et d’énergie et dépensant des trésors de courage iet d’invention au bénéfice de la compagnie.

  1. Voir notamment le recueil intitulé : Burke’s colonial Gentry.