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terminait une dépêche qui résumait avec les avantages de la solution autrichienne toutes les précautions dont on devait pourtant l’entourer, ce ne fut qu’en post-scriptum qu’il dut mettre : — « Vous venez de faire un grand ouvrage et bien brusquement : il ne reste plus qu’à y donner de la solidité. » — Puis tout de suite les inconvéniens apparaissent, et l’approbation n’est plus donnée qu’avec réserve. L’affaire du prétendant, quoique « plus désagréable que désavantageuse, sera pourtant difficile à accepter. Et quelle incartade va nous faire l’Espagne ? » Aussi dans les dépêches suivantes, il demande encore s’il est décidément impossible d’obtenir pour cette exigeante alliée des conditions plus favorables[1].

Mais le temps était déjà passé où les événemens qui intéressent tout un peuple pouvaient être décidés à huis-clos et de sang-froid par ceux qui les gouvernent et où l’opinion publique, pour se prononcer, attendait qu’on lui dictât ses jugemens, et, pour les exprimer, qu’on lui donnât la parole. A peine le bruit de l’arrivée du message porteur de la paix fut-il répandu à Paris que le sentiment public se fit jour avec une vivacité qu’on ne put contenir. C’était la paix conclue n’importe avec qui, et on pensait tout bas : n’importe à quelles conditions. — « Le courrier, dit le chroniqueur Barbier, est le secrétaire d’ambassade de M. le comte de Saint-Séverin d’Aragon, qui a causé une grande joie et une grande nouvelle dans Paris, hier dimanche, 5 mai, que la paix était faite. Tout le monde a couru chez ses amis, au spectacle, à la promenade, bien qu’il ne fit guère beau, pour apprendre les détails. » — L’élan fut plus vif encore et plus impétueux dans les provinces et principalement dans les villes de commerce où la souffrance était cruelle et où la paix annonçait une résurrection inespérée. Dans la Guyenne, entre autres, la dernière récolte ayant été mauvaise, et tous les arrivages de blé par mer étant interrompus, on se croyait menacé de la famine. — « Le jour où ce bienheureux courrier arriva à franc étrier (dit un récit du temps) à Bordeaux, criant partout la grande nouvelle, les boutiques des boulangers étaient quasi-assiégées par un grand nombre de personnes attendant le moment où le pain serait tiré du four pour en avoir : à peine de tout ce monde en resta-t-il la dixième partie. Le reste s’en fut courant comme des fous, dansant, chantant, s’embrassant, criant : « La paix est faite ! » et oubliant qu’il avait besoin de pain[2]. »

Il n’y avait pas moyen de résister à une pression pareille.

  1. Puisieulx à Saint-Séverin, 2 mai 1748. (Correspondance de Bréda et d’Aix-la-Chapelle. — Ministère des affaires étrangères.)
  2. Journal de Barbier, mai 1748. (Voir Revue historique, n° de juillet, année 1791, p. 203.)