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position, qui fermait l’embouchure du fleuve Saint-Laurent et dominait ainsi l’entrée de notre colonie du Canada, on ne pouvait pourtant pas la mettre sérieusement en comparaison avec deux des plus belles provinces du centre de l’Europe. Ce n’était donc pas un excès d’ambition à la France de vouloir ajouter à des satisfactions si modérées la demande d’un établissement pour un Bourbon en Italie, et d’un accroissement de l’électorat palatin en Allemagne. Même, en y mettant ces deux appoints, les plateaux de la balance seraient encore très mal équilibrés. C’est ce que Louis XV appelait, par une expression déclamatoire (que Voltaire a célébrée, peut-être avec un peu d’ironie), traiter en roi et non en marchand.

Muni ainsi d’instructions auxquelles il ne lui était permis de rien ajouter, et dont il n’était guère possible de rien rabattre, il semble que Saint-Séverin n’avait qu’à attendre qu’on le vînt trouver, puis à ouvrir l’oreille et à se décider en faveur de celui des représentans d’Autriche ou d’Angleterre qui s’accommoderait le plus facilement d’un programme si peu exigeant et se chargerait à meilleur compte d’en assurer l’accomplissement.

Une seule chose pouvait lui causer une gêne véritable, et c’était le même embarras qui avait fait le désespoir de la diplomatie de d’Argenson, aussi bien que de Belle-Isle et de Maillebois sur le champ de bataille : c’était l’obligation de ménager, dans ses rapports avec le représentant de l’Espagne, les soupçons et les caprices d’une alliée à la fois ombrageuse et peu sûre, toujours prompte à crier à la trahison, bien que menaçant à tout moment elle-même de fausser compagnie, gardant mal toutes les confidences et pourtant irritée qu’on traitât sans elle dans une cause où elle était intéressée. La nécessité d’user, avec une amie si susceptible et si douteuse, d’assez de réserve pour ne pas lui laisser tout connaître et la mettre en mesure de tout révéler, et cependant d’assez de confiance pour n’être pas accusé de lui tout cacher, la crainte d’en trop dire et de n’en pas dire assez, ne devait pas être l’une des moindres difficultés d’un négociateur qui, ayant un double secret à garder, avait à tout moment une double indiscrétion à craindre. — « De quelque façon, lui écrivait Puisieulx, que vous vous conduisiez avec le ministre d’Espagne, il sera toujours important que vous vous gardiez les motifs de justification et de répondre à ses plaintes, dans le cas où la cour de Vienne viendrait à révéler le secret de notre négociation. C’est ainsi que j’en ai usé avec M. le duc d’Huescar, et j’ai tellement compassé ma conduite et mes discours, que je lui ai tout dit sans pourtant me mettre à découvert. » L’exemple n’était pas aisé à suivre, ni