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pousser le duel à fond. M. le président du conseil, pour sa part, n’a point hésité à déclarer qu’il ne se prêterait pas à cette tactique, et la chambre ne paraissait pas non plus disposée à s’y prêter. Malheureusement, un de ces députés qui se chargent souvent des besognes risquées, M. Laur, s’est obstiné, et, par un dernier trait, a cru pouvoir accuser la chambre de sacrifier une liberté parlementaire pour couvrir l’indignité « d’un membre du gouvernement flétri par l’opinion publique. » Le député boulangiste s’est pris naïvement pour un juge chargé de formuler l’arrêt de l’opinion publique représentée par le journal de M. Rochefort ! A peine ces mots ont-ils été prononcés, M. le ministre de l’intérieur, emporté par l’irritation, s’est précipité sur l’interpellateur et lui a infligé d’un tour de main une brutale correction. Aussitôt le tumulte a éclaté dans la chambre, les altercations, les défis, les rixes, les pugilats se sont succédé : M. le président Floquet n’a plus eu d’autre ressource que de suspendre momentanément la séance. Voilà la scène dans sa crudité : elle ne relève certes ni la chambre, ni le ministre, à qui on peut toujours dire que les voies de fait ne sont pas une réponse !

Évidemment, les circonstances atténuantes ne manquent pas. Il y a des brutalités de polémiques et des accusations auxquelles on n’est pas toujours tenu de répondre par des raisons. M. le ministre de l’intérieur, qui a d’habitude plus de sang-froid, a visiblement cédé cette fois à un mouvement instantané « d’impatience, de violence ; » il en a fait lui-même l’aveu, il s’en est excusé sans embarras. Il a été de plus absous par un vote de la chambre opposant la « question préalable » à l’interpellation boulangiste et à tout ce qui s’en est suivi. On peut même ajouter qu’il n’est point sans avoir rencontré des sympathies qui vont surtout à l’ancien et grand adversaire du boulangisme. Bref, M. Constans a pu sortir politiquement à peu près intact de cette échauffourée. La scène ne reste pas moins ce qu’elle est, un étrange spécimen de la vie parlementaire qu’on tend à nous faire aujourd’hui. — Eh quoi ! dira-t-on, est-ce donc si nouveau et si particulier à la France ? Est-ce qu’il n’y a pas eu de tout temps, dans tous les parlemens, dans tous les pays, des incidens semblables ? Oui, sans doute, toutes les assemblées ont leurs bourrasques. Il y a eu dans le parlement italien des explosions de violence et des collisions personnelles ; il y en a eu plus d’une fois dans le plus vieux et le plus expérimenté des parlemens, dans le parlement d’Angleterre. Aux États-Unis, dans le congrès et dans le sénat, les rixes deviennent presque des conflits à main armée. En France même, à d’autres époques, il y a eu des tumultes de séance, ce qu’on a toujours appelé des séances révolutionnaires. C’étaient des accidens, — et le congrès américain n’avait jamais passé jusqu’ici pour un modèle de démocratie athénienne. Ce qui fait la gravité des dernières violences du Palais-Bourbon, c’est qu’elles tendent à devenir une habi-