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stations, des comptoirs, des factoreries. À mesure que les opérations de leur négoce se compliquaient, ces inventeurs de la pourpre sentirent le besoin d’inventer aussi l’écriture facile et rapide, et désormais, ayant sacrifié le beau à l’utile, ils purent tenir leurs comptes et converser avec les absens.

Parmi toutes les écritures nées de l’alphabet phénicien, les plus cursives furent les plus goûtées, les plus promptes à s’exporter, à se répandre. C’est aux Araméens que revient la gloire d’avoir propagé l’alphabet dans le monde oriental ; ils le firent accepter de tous les peuples sémitiques, même des Juifs, et c’est par eux qu’il a pénétré jusque dans l’Inde, jusqu’aux confins de la Chine. Leur écriture s’introduisit de bonne heure en Mésopotamie. « Elle se substitua à l’écriture cunéiforme pour la correspondance, les pièces de chancellerie, les contrats, pour toutes les relations des hommes entre eux. L’alphabet araméen est devenu l’écriture cursive de toutes ces contrées, celle qu’on employait sur papyrus. L’écriture cunéiforme semble n’avoir été usitée que pour écrire sur la pierre ou la brique. »

À la vérité, les Égyptiens eux-mêmes, si peu commerçans qu’ils fussent et quoique la mer ne fût pour eux que l’impur Typhon, n’avaient pu se dispenser de transiger avec les nouveaux besoins. « Ils n’employaient guère l’écriture hiéroglyphique, dit M. Maspero, que sur les monumens publics ou privés ; pour les usages de la vie courante, ils se servaient d’une écriture cursive dérivée des hiéroglyphes et nommée hiératique par les modernes. Entre la XXIe et la XXVe dynastie, le système hiératique se simplifia pour la commodité des transactions commerciales. Les caractères s’abrégèrent, diminuèrent de nombre et de volume, et formèrent une troisième sorte d’écriture, la populaire ou démotique, employée dans les contrats à partir du règne de Shabak et de Tahraqa. » Mais les Égyptiens ne réussirent ni ne cherchèrent à se débarrasser des signes syllabiques et des idéogrammes, des homophones et des polyphones, et la plus simple de leurs écritures fut toujours compliquée. Ce peuple de sages, infiniment supérieur aux Phéniciens dans toutes les sciences spéculatives et divines, avait des scrupules qu’on n’avait pas à Tyr. Il était incapable de sacrifier ses traditions et l’amour du mystère aux commodités de la vie. Personne ne l’a mieux dit que Voltaire : « Les Phéniciens, en qualité de négocians, rendirent tout aisé, et les Égyptiens, en qualité d’interprètes des dieux, rendaient tout difficile. »

Après être devenu l’outil universel du commerce, l’alphabet cursif se mit au service des écrivains et des poètes. Les Phéniciens rédigèrent des cosmogonies, des relations de voyage, des traités d’agriculture ; tout le monde en fit autant, on eut des livres et des bibliothèques. Cela nous semble tout naturel et cependant, durant des siècles, la littérature s’était passée de l’alphabet ; la méthode orale lui suffisait, et