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— Du champ de bataille, madame.

— Où est le staroste, mon mari ?

— Mort ! madame, mort ; mais Dieu soit loué ! il a péri comme un héros.

La staroste épouvantée regardait fixement le messager du désastre. Pourtant elle ne pleurait pas.

— Mort ! murmura-t-elle sourdement.

— Nous avons perdu la journée, continua le Cosaque, et les infidèles, vainqueurs, s’élancent à notre poursuite, nous talonnent. Vous ne pouvez, vous ne devez, madame, être leur proie.

— Eh bien ! nous allons fuir ! s’écria la belle veuve.

— La dernière volonté de monseigneur fut, continua Godomine, de vous sauver de la honte, et il m’a enjoint de…

— De m’accompagner.

— Non, madame, non…

— Quoi alors ?

— De vous tuer.

La staroste contempla Godomine avec terreur, puis elle se mit à se frotter les yeux.

— Non, je ne rêve pas… je suis éveillée… mais toi… tu es fou !

— Non, madame, mais je dois obéir comme il convient à un brave serviteur.

— Tu n’exécuteras jamais pareil ordre.

— J’ai prêté au staroste mourant un serment sacro-saint. Priez, madame, vous allez mourir.

— Mourir ! .. Ah ! — Elle se dressa, et levant fièrement la belle tête : Suis-je donc à ce point abandonnée ? Va-t’en, misérable valet, ou je…

Elle allait tirer la sonnette, appeler, quand Godomine sortit brusquement son poignard de la ceinture et trancha d’un coup le cordon.

— Priez avant qu’il soit trop tard, répliqua le Cosaque.

— Mais je ne veux pas mourir ! s’écria-t-elle.

— Priez !

— Je ne veux pas !

— Alors que Dieu me pardonne !

Et Godomine prit dans son bras la belle veuve qui frissonnait de tout son corps et le menaçait des yeux ; dans la main droite du serviteur l’acier du poignard jetait des éclairs sinistres.

— Pitié ! s’écria la staroste.

Le Cosaque s’arrêta.

— Pardonne-moi ce que j’ai dit dans ces transes mortelles,