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êtres à la fois nés pour s’aimer, et aimant chacun d’une manière presque inintelligible à l’autre. Le livre de l’amour qui reste à faire est celui où l’on noterait avec exactitude les ressemblances et les différences de l’amour masculin et de l’amour féminin, et qui expliquerait, entre autres choses, pourquoi les unions les plus heureuses à l’ordinaire sont celles où l’un aime et où l’autre se laisse aimer, les différentes manières d’aimer, dans ce cas, ne se contrariant point. C’est ce livre que Stendhal n’a pas écrit, dont il ne semble même pas avoir eu l’idée ; et l’on voit pleinement à présent pourquoi, tout compte fait, ce livre se réduit à peu près à une théorie des effets de l’imagination sur l’amour : c’est que dans leurs manières d’aimer l’homme et la femme n’ont guère que cela de commun, à savoir ce qui est intellectuel. — Tout le monde remarquera aussi, maintenant que Schopenhauer est plus connu, que Stendhal, en son livre, a dit sur quelques points le comment de l’amour, mais qu’il n’en a pas dit le pourquoi. Pourquoi aime-t-on précisément celui-ci ou celle-ci, non tel ou telle autre ? Ce caractère de fatalité de l’amour, et remarquez que c’est ici que le problème du « coup de foudre » trouverait sa vraie solution, qu’est-ce qui l’explique, ou permet de le trouver moins étrange ? Il est certain que Stendhal ne s’en est pas occupé. Il est probable que Schopenhauer a dit là-dessus le mot définitif, au moins pour longtemps. Mais il faut reconnaître aussi qu’avant Schopenhauer, aucun moraliste, que je sache, n’avait été si hardi que de hasarder seulement une explication sur ce point. — Il reste que l’Amour est par fragmens un joli livre, lourd de forme et souvent obscur, comme tout ce qu’a écrit Stendhal, un peu pédantesque quelquefois, mais ingénieux et qui lait penser, et qui a enrichi la langue française d’une métaphore amusante, traduction exacte d’une idée juste.


IV

Je dirai quelques mots des idées politiques de Stendhal, de si peu de conséquence qu’on les estime et que moi-même je les trouve. Je crois qu’on verra qu’elles achèvent son portrait. Stendhal est un libéral de 1820, admirateur de la révolution de 1789, moitié bonapartiste, moitié orléaniste, partisan « des deux chambres et de la liberté de la presse, » furieux ennemi des papes, des jésuites et des prêtres. Tout cela ne fait pas un penseur très original. Mais en même temps c’est un artiste ou tout au moins un dilettante très distingué ; et cela l’a gêné et inquiété dans ses opinions politiques. Et en même temps c’est un épicurien, un voluptueux, un