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restait dans le vague. Tel autre, au contraire, comme Ernest Curtius, paraissait merveilleusement préparé à s’acquitter de cette tâche ; il avait visité toute la Grèce en observateur intelligent et curieux ; il l’aimait d’une tendresse presque filiale ; mais, au début de son grand ouvrage, il sentait s’ouvrir devant lui une carrière si longue et où tant de détours s’imposeraient à ses pas qu’il a voulu entrer sans retard dans le vif de son sujet ; les quelques pages qu’il a consacrées à cette géographie historique n’ont été qu’une rapide et brillante esquisse. On peut donc, même après lui, s’essayer à marquer avec plus d’insistance et de précision ceux des traits du génie grec qui paraissent s’expliquer par les caractères particuliers et par l’aménagement du théâtre sur lequel la race privilégiée a joué ce rôle hors ligne qu’aujourd’hui encore, avec une constance indomptable, elle aspire à ressaisir dans l’Europe orientale. Les souvenirs personnels que nous mêlerons à cette étude ne sont pas un hors-d’œuvre. Les conditions du milieu n’ont pas changé ; pour en avoir le sentiment juste et fin, il faut avoir regardé le paysan grec travailler, pendant des journées entières, à ramasser, une à une, les pierres qui encombrent son maigre champ ; il faut avoir écouté les récits de ces marchands, de ces artisans et de ces instituteurs nomades qui, sans perdre l’esprit de retour, quittent chaque année Janina et les villages de l’Épire pour aller chercher fortune jusqu’en Égypte et dans l’Inde ; il faut avoir parcouru l’Archipel dans le caïque de quelque patron d’Hydra ou de Spezzia, et s’être laissé porter par le vent, d’île en île, débarquant chaque matin sur une grève nouvelle, et la nuit, dormant, sur le pont du bateau, la face aux étoiles.


I

Les peuples qui paraissent, avant les Grecs, sur la scène de l’histoire, occupaient des territoires que la nature avait nettement délimités. L’Égypte, c’est la partie inférieure de la longue vallée du Nil ; tous les monumens du génie de cette nation se sont groupés dans l’étroit espace que bornent la Méditerranée et les deux chaînes arabique et libyque. La civilisation chaldéo-assyrienne s’est développée dans le spacieux bassin de l’Euphrate et du Tigre. Le théâtre est plus vaste ; mais il n’a pas des frontières moins bien arrêtées, au nord dans le Taurus et dans ses prolongemens orientaux, à l’est dans le puissant rempart du Zagros, au sud dans le Golfe-Persique et à l’ouest dans les déserts de l’Arabie et de la Syrie. La Phénicie proprement dite, c’est la mince bande de terrain qui s’insère entre la mer d’une part et de l’autre le Liban, que continuent les monts d’Éphraïm et de Juda. Tout l’art