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d’avril, je crois ; il était assis sur un banc, dans son jardinet, et se chauffait au soleil, son vieux chien à ses pieds. La servante nous a dit qu’il commençait à avoir l’oreille dure et que la vue lui baissait sensiblement. Il était tout heureux de me revoir : j’étais au couyent sa meilleure élève, celle dont il était le plus fier, et parfois il me faisait l’honneur de lire mon devoir tout haut. Que de beaux livres je lui ai abîmés ! Il me prêtait souvent de ses chers volumes, de ses classiques bien-aimés, en me recommandant d’en avoir soin. Je promettais, sincèrement ; et, en effet, j’en avais soin à ma manière. Je n’y faisais jamais de pâtés ; je ne les déchirais pas ; mais je les laissais tomber, et ces maudits livres tombaient toujours sur les coins ; et, quand je les lui rendais, le pauvre M. Simonnet me disait, avec un désespoir contenu : « Mademoiselle de Sommers, un Uvre dont les coins sont abîmés est un livre déshonoré ! » Ce qui ne l’empêchait pas de m’en prêter d’autres à la première occasion. Au bout d’un certain temps, je me suis avisée d’un expédient. Non-seulement j’ai enveloppé les livres, mais encore, aux quatre coins, j’ai mis, dans l’intérieur de la couverture, des morceaux de papier très fort plié en deux. Je me rappelle mon triomphe au premier livre que je lui ai rendu* intact : il a eu un accès d’attendrissement : j’ai cru qu’il en allait pleurer. L’année de ma sortie du couvent, je suis allée avec maman au jour de l’an lui porter une édition de Boileau qu’il désirait depuis longtemps ; nous l’avions donnée à l’ancien relieur de mon père qui est une célébrité : c’était vraiment très beau : je n’aurais jamais imaginé une joie pareille.

N’importe, je suis une ingrate, et je vais lui écrire d’ici ; ce sera une occasion de faire un style. Quant à ce journal que je vais commencer, il durera ce qu’il pourra, et plus tard, m’amusera peut-être à lire.

Nous sommes parties ce matin par la gare d’Orléans : il faisait très beau. Maman n’a pas voulu prendre la caisse des dames seules, parce qu’elle prétend qu’il n’y a pas d’endroit où l’on soit plus mal, et où l’on trouve moins d’obligeance. C’est touchant, si l’on veut tenir compte que l’on est toutes personnes du même sexe ; mais enfin, il paraît que c’est vrai.

Au moment du départ, il y a eu un incident.

Un monsieur avait marqué sa place dans un coin, juste en face du nôtre. Une assez grosse dame a enlevé sans façon le sac qui marquait la place, et s’est installée dans le coin. Réclamation du monsieur qui s’est présenté un instant après, armé d’un affreux buU-terrier qu’il portait sous le bras. Discussion : c’est-à-dire, non, réponse aigre et un peu leste de la dame, voilà tout ; car le monsieur, très tranquille, ne s’est plus occupé d’elle, mais a appelé