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des maîtres, mais de la pensée anonyme et collective des peuples. Il a écouté toutes les voix, les plus humbles comme les plus illustres : celles de Mozart et de Beethoven, celle aussi du pâtre grec, obscur et inconscient héritier de l’aède antique, celle des filles de Bretagne battant leur linge au lavoir ; ses deux œuvres les plus connues sont deux recueils de mélodies, les unes grecques, les autres bretonnes. De son âme ainsi donnée à tous, M. Bourgault-Ducoudray s’est pourtant réservé quelque chose, ne fût-ce qu’une étincelle. Son heure à lui a fini par sonner, mais tardive et discrète. Pauvre Thamara ! commandée à l’auteur une trentaine d’années après le prix de Rome qui lui donnait droit à cette commande, imposée à une direction récalcitrante, décriée à l’avance par des confrères jaloux, différée par mauvais vouloir ou par accident, compromise par un ténor enroué (la chose est fréquente), sauvée par un ténor musicien (la chose est plus rare), l’œuvre a enfin été jouée et non sans succès.

C’est qu’elle n’est pas non plus sans mérite. Mérite tout musical, le poème de M. Gallet n’offrant pas beaucoup d’intérêt ni de nouveauté. Bakou la sainte, au bord de la mer Caspienne, cette mer qui ne communique avec aucune autre mer, comme on nous disait dans notre enfance, est assiégée par le sultan Noureddin. Les habitans parlent de capituler quand une jeune fille, Thamara, nouvelle Judith, résout de se rendre auprès du vainqueur et de le tuer. Mais devant le beau mameluck qui lui parle d’amour, elle se trouble, s’éprend à son tour d’Holopherne et se donne à lui. Elle ne l’en égorge pas moins, bien qu’à contre-cœur et, rentrant dans la ville sauvée, elle se frappe du poignard encore sanglant. A la bonne heure, cette Judith vaut mieux que l’autre, celle de Béthulie, qui n’eut en réalité que les bénéfices de sa patriotique démarche.

Nous avons pris beaucoup plus de plaisir à la lecture qu’à l’audition de Thamara. La répétition et la représentation même nous avaient laissé froid. A qui la faute ou à quoi ? Un peu, sans doute, à la pauvreté de l’action, à sa diffusion aussi : deux scènes y suffiraient au lieu de quatre ; le premier tableau, par exemple, fait presque totalement de chœurs : la ville se rendra-t-elle ou ne se rendra-t-elle pas ? a paru long et monotone. Et puis l’instrumentation de M. Bourgault-Ducoudray ôterait plutôt qu’elle n’ajoute à l’intérêt de sa musique. Elle manque d’homogénéité ; les groupes et même les unités sonores y ont trop d’autonomie ; les détails, parfois trop d’importance ou de singularité, sans que cela donne ni relief ni couleur à l’ensemble qui reste gris. Mais le plus grand danger pour Thamara, comme pour toute œuvre sérieusement faite et digne d’être écoutée sérieusement, c’est le théâtre où elle est jouée, cet affreux Opéra de cinquante ou soixante millions, où décidément on ne jouit de rien, ni