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chose ; les plus fervens admirateurs croient nécessaire de le jeter par-dessus bord, afin de mieux sauver le poète. Nous ne nous apercevons point qu’en acceptant de confiance ce discrédit, nous continuons à servir l’arriéré de préjugés et de rancunes le plus éloigné de notre façon de penser.

Eh ! quoi, c’est nous, hommes de 1892, instruits par cinquante ans d’histoire, dévoués à l’idée sociale, c’est nous qui donnons encore dans les petits trébuchets de M. Thiers, qui nous associons aux railleries bourgeoises de la majorité de 1838, qui applaudissons aux sarcasmes du ministre contre le grand isolé, initiateur de notre tâche ? Lamartine entrait seul : « Voilà le parti social qui entre, » disait Thiers ; et ses députés de rire. Ils ne riaient plus, dix ans après, et leur chef n’avait pas cru dire si juste ; le « parti social » entrait dans cette chambre derrière le poète, pour la balayer. Il vient toujours une heure où le peuple suit l’homme de l’idée et culbute les gens d’esprit. J’emprunte encore un mot lumineux à Sainte-Beuve, dans ces notes de sa vieillesse où il n’est certes pas suspect d’indulgence pour le vaincu. « Lamartine agissait avec cette divination de la pensée publique qu’ont les poètes et que n’eurent jamais les doctrinaires. » Tout tient dans ce mot.

Reprenez dans le détail les controverses de vingt années entre Lamartine et le gros des habiles, entre lui et Thiers, qui fut son principal adversaire ; partout et toujours, qu’il s’agisse des chemins de fer ou des houillères, des institutions de prévoyance ou des impôts, de l’enseignement ou de l’extension du droit de vote, c’est le poète qui prévoit et provoque les transformations d’où notre monde actuel est sorti. Vraiment, il faut relire ce débat des chemins de fer, pour connaître ce qu’il peut y avoir de sens pratique dans le génie et d’aveuglement dans l’habileté courante. C’est Lamartine qui signale les dangers lointains inaperçus de tous ; en 1840, au retour des cendres, et plus tard, à l’assemblée nationale, alors que les passions réactionnaires lui jetaient dans les jambes le prince Louis et qu’il prédisait d’une vue si sûre l’empire, la guerre, l’invasion. Il y a encore de braves gens pour lui reprocher la révolution de 1848 ; c’est reprocher la tempête au sémaphore d’abord, au brise-lames ensuite. On accordera bien que la révolution se serait faite sans Lamartine ; mais, sans Lamartine, elle eût glissé dès le premier jour dans quelque hideuse commune, déshonorée par le haillon rouge ; sans lui, l’Europe eût peut-être accablé un pays qui n’avait d’abord pour répondans que ce nom, ce courage, ce principe de paix. Il n’eut qu’un tort ; celui de ne pas user de sa toute-puissance morale pour abattre des adversaires incapables de le remplacer, pour continuer à contenir et à diriger seul ce peuple qui avait besoin d’un guide unique