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se prête le moins à une biographie exacte, à une chronologie minutieuse, aux petits faits et aux anecdotes choisies. Son existence large, simple, négligemment tracée, s’idéalise à distance et se compose en massifs lointains, à la façon des vastes paysages qu’il nous a prodigués. Dans sa vie comme dans ses tableaux, ce qui domine, c’est l’aspect verdoyant, la brise végétale ; c’est la lumière aux flancs des monts, c’est le souffle aux ombrages des cimes. Il est permis, en parlant d’un tel homme, de s’attacher à l’esprit des temps plutôt qu’aux détails vulgaires qui, chez d’autres, pourraient être caractéristiques... Dans les femmes qu’il a aimées, même dans Elvire, Lamartine a aimé un constant idéal, un être angélique qu’il rêvait, l’immortelle Beauté en un mot, l’Harmonie, la Muse. Qu’importent donc quelques détails de sa vie ? » Rien de plus juste. Le bon secrétaire Alexandre prend un jour cette note : « Il a écrit à des femmes trois lettres qui les rendront folles d’amour, bien qu’il n’ait pas voulu enivrer leur cœur. Il jette à pleines mains les roses. » Cette émanation naturelle de charme nous a rendus si exigeans qu’on lui reproche à la fois les inévitables déceptions qu’elle causa, et les rares momens où la main cesse de répandre des roses pour se reprendre aux besognes de la journée commune. D’une façon plus générale, tirer argument dans une longue vie d’homme de telle contradiction, de telle faiblesse, de tel saut brusque du cœur ou de l’imagination, de tel retour aux médiocres nécessités de l’existence, c’est le procédé du dramaturge, qui compose un personnage avec des accidens pour produire un effet voulu ; ce n’est pas le procédé de l’historien, qui doit résumer toute la série des pensées et des actes pour les chiffrer par un total exact. Dans ce total, chez Lamartine, vous ne trouverez ni un mensonge intéressé, ni une méchanceté ; aussi Lamartine n’a-t-il pas à craindre de rencontrer son Biré. Quand il manque de mémoire, c’est par opulence d’imagination, par une puissance continue de création qui transforme le passé. S’il a fait souffrir, ce fut inconsciemment et en souffrant lui-même. Qu’il s’agisse de ses passions, de ses prodigalités financières, de ses erreurs de doctrine ou de conduite, nous n’y pouvons jamais reprendre que le trop-plein d’une source pure, le dommage involontaire causé par des eaux fécondantes qui se donnent sans compter.

Ainsi, pour défendre l’homme privé, il suffit de le suivre longtemps, au lieu de le guetter à quelque tournant de route. Il est inutile de défendre l’écrivain : le ridicule a fait prompte justice des prétentieux qui ne le trouvaient pas assez « artiste, » des pointilleux qui triomphaient de quelques défaillances, dans ce souffle poétique naturel comme une respiration. — Pour le politique, c’est autre