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à l’infini, qu’elles ont été partagées depuis 1820 jusqu’à nos jours par des milliers d’hommes, avec de légères différences de temps, de lieu, de prédilection pour telle poésie, tel volume, mais avec la même intensité, avec les mêmes nuances, avec la même illusion, dans la prime jeunesse, d’être seul à ressentir ce que tous éprouvaient en commun.

J’écarte de la table les gros volumes d’œuvres complètes et commentées, les recueils de critique où j’ai dû puiser les élémens de cette étude ; livres froids, propres et bien mis, comme des étrangers en visite de cérémonie. J’avise à la place accoutumée un petit bouquin de poche : Méditations poétiques, par Alphonse de Lamartine ; Bruxelles, 1833. C’est une de ces contrefaçons que la Belgique répandait libéralement. Guenille de livre, qui ne vaudrait pas deux sous dans la boîte du bouquiniste. Les plats de la couverture, rongés aux angles, mal retenus par des fils étirés, montrent la bourre grise du carton ; au dedans, l’impression microscopique se lit mal sur les feuillets piqués de rouille. Le compagnon demande grâce : il a fait tant de routes, et si fatigantes, dans les poches, dans le carnier, dans les fontes de la selle, dans les sacoches des mulets syriens. Que c’est triste, la consomption du vieux livre ami ! On accepte, il le faut bien, l’usure de toutes les choses familières, sur nous et en nous, l’usure des corps ; mais cet évanouissement d’un parfum spirituel, qui menace de nous manquer avant la fin du voyage, il semble que ce soit l’usure visible des sentimens et des pensées, la mort d’une âme. — J’avais déniché mon trésor dans un coin de la bibliothèque de campagne, à mes premières vacances. Ils étaient deux alors, de même format minuscule et de même provenance : le second, les Harmonies poétiques, a sombré au fond d’un sac, sur une des routes de l’Argonne, quand on y perdait tant de chères dépouilles, il y a vingt ans. — Du jour où j’eus trouvé cet interprète, toutes les choses de la Nature et mes propres sentimens prirent une signification certaine, une physionomie connue, une voix intelligible. Je savais nommer ce qui avait été jusqu’alors sans nom. Les impressions reçues du monde extérieur, tombant dans une âme façonnée par ce maître, s’y modelaient exactement sur les formes qu’il m’avait données. De la montagne où je le portais, dans un pays assez semblable au sien et commandé de même par les sommets des Alpes, les aspects de la terre m’apparaissaient à travers l’Isolement et le Vallon, les couleurs de la végétation à travers l’Automne, les feux du ciel de nuit à travers le Soir. Ainsi pour le monde moral ; ainsi pour les contrées que j’ignorais, pour cette géographie de rêve qu’il m’enseignait, l’Italie, les mers du Midi, visions désirées à travers lui, arrêtées à jamais dans les tableaux qu’il en avait tracés. Tout d’abord, je crus être