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pas mesuré le ton de ses paroles. Pour étouffer ses remords, il allumait une cigarette, et tout était oublié. Si le tabac n’avait jamais commis de pires méfaits, personne, je crois, ne songerait à lui chercher querelle.

Je reviens à l’assimilation qu’on s’acharne à établir entre le tabac et les autres modes d’intoxication volontaire. Ces derniers ont tous un caractère commun, celui d’égarer la raison et le sens moral. Le hachich détermine des hallucinations, du délire, plonge les gens dans un état voisin de la folie, l’opium endort et procure à certaines personnes des rêves agréables ; mais l’accoutumance s’établit rapidement, il faut augmenter les doses, et alors toutes les fonctions s’alanguissent, et le teriaki, le fumeur d’opium, tombe dans un marasme profond, dans un abrutissement parfois interrompu par des accès de fureur homicide, dont on a tous les jours des exemples dans les rues de Canton et de Pékin.

Les morphinomanes ne subissent pas la même perversion de l’intelligence, mais ils deviennent menteurs, dissimulés, indifférens à tout ce qui est étranger à leur passion, même aux sentimens de la famille, même à l’honneur. Leur santé s’altère plus promptement encore que celle du fumeur d’opium, et leur existence ne se prolonge pas davantage.

L’alcool est encore plus redoutable. Je l’ai étudié sous toutes ses faces dans un autre travail[1], et je n’y reviendrai pas aujourd’hui. Il me suffira de rappeler que ce vice ignoble et dégradant atteint les nations dans leurs forces vives, les familles dans leur honneur, leur fortune et leur postérité, qu’il peuple les hôpitaux, les asiles d’aliénés et les prisons, et qu’il coûte chaque année plus d’un milliard et demi à la France.

Le tabac n’a pas de pareils méfaits à se reprocher. Il n’a jamais égaré la raison, anéanti la volonté, ni perverti la sensibilité de personne. Le fumeur le plus endurci jouit toujours et à tous les instans de la lucidité la plus parfaite. Au moment même où il est sous l’influence de la nicotine, il cause, il raisonne, étudie et travaille avec une liberté d’esprit qui prouve que son intelligence n’a reçu aucune atteinte. On dirait plutôt que le tabac la dégage des impressions physiques et que, suivant l’expression du docteur Richet, il n’émousse la sensibilité des organes que pour laisser plus de liberté à l’évolution des fonctions psychiques.

Il existe encore entre le tabac et les autres poisons volontaires une différence caractéristique ; c’est qu’on peut s’en déshabituer, tandis que l’alcoolisme et la morphinomanie sont à peu près incu-

  1. L’Alcool : son rôle dans les sociétés modernes. (Voir la Revue du 15 avril 1886.)