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finit cependant par être envahi. Terrible mésaventure pour un homme qui combat la corde au cou ! « Tue-moi ! » dit le corsaire à un de ses soldats. Le soldat ne se le fait pas dire deux fois. Il passe son épée à travers le corps du capitaine et se jette ensuite à la mer.

Quelle merci pouvait-on attendre d’un ennemi à qui on n’eût assurément pas songé à en faire soi-même ? Les gueux que le flot n’engloutit point furent en majeure partie massacrés. Les Espagnols mirent pourtant de côté quelques prisonniers ; il fallait bien donner un certain éclat à la rentrée triomphale qu’on préparait. Le pont du vaisseau investi était jonché de morts. Les têtes furent coupées et salées à la façon turque, on lança les troncs par dessus le bord. Revenus au port, les soldats de Robles prirent avec leurs sanglans trophées la route de Groningue. Les gueux ouvraient la marche. On leur avait laissé les mains libres pour qu’ils pussent porter, non point des corbeilles de fleurs à la façon des canéphores antiques, mais les têtes de leurs camarades. Ils défilèrent ainsi, entre deux haies de spectateurs terrifiés, et allèrent déposer les hideuses offrandes aux pieds de Robles. On les conduisit ensuite à la geôle. Quelques jours plus tard, les portes de la prison se rouvraient et les gueux, déjà brisés par de cruelles tortures, allaient à la potence recevoir le châtiment suprême.

Vous trouverez, sans doute, ces procédés atroces. Notez bien que nous sommes ici en plein XVIe siècle, et rappelez-vous avec quelle ardeur sauvage catholiques et huguenots se faisaient, à la même époque, la guerre dans notre belle et malheureuse France. Ce qui nous fait frémir étonnait à peine nos ancêtres. Ne vous fiez pas trop, d’ailleurs, aux progrès si vantés de notre civilisation. Le monde a peut-être connu, dans les profondeurs des siècles préhistoriques, des périodes où la vie humaine avait droit à autant de respect que nous nous faisons gloire de lui en accorder aujourd’hui. Puis brusquement, par un choc imprévu, l’âge d’or a fait place à l’âge de fer. Il a fallu des milliers d’années pour lui donner le temps de renaître. La main de Caïn, par une fatalité inhérente en quelque sorte à notre nature, reste toujours levée sur Abel. On ne saurait présumer à l’avance jusqu’à quel degré de barbarie la guerre pourrait, de représailles en représailles, ramener des peuples qui croient avoir abjuré à jamais les horreurs des temps passés. La réplique aux assauts des torpilleurs provoquerait très probablement des rigueurs près desquelles les combats sans pitié dont le récit fait passer dans nos veines un secret frisson, n’apparaîtraient plus que comme le légitime exercice des droits du belligérant. Qu’on y songe pendant qu’il en est temps encore. L’empereur Napoléon