Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 109.djvu/40

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
40
REVUE DES DEUX MONDES.


D’un commun accord on réservait les noix comme dessert pour grignoter quand on n’aurait plus faim, et se donner le prétexte de mettre à sec les futailles.

Dupourquet passait au milieu des convives, leur frappait amicalement sur l’épaule, les appelait par leurs prénoms ou leurs sobriquets et se délectait à les tutoyer en leur débitant de grosses plaisanteries qui les faisaient se tordre avec des rires glousses dilatant simplement la gorge sans ralentir le fonctionnement des maxillaires :

— Allons, mes enfans, encore un coup ! un baiser de plus au petit Jésus ! vaut encore mieux avaler ça que des sottises…

Il se taillait là un succès personnel, un regain de popularité, par sa seule bonhomie, le doigté savant de sa poignée de mains, le tact avec lequel il restait dans les banalités courantes, évitant à l’encontre du baron les questions irritantes, le terrain brûlant de la politique, mettant sa sagesse à ne jamais parler d’opinions à des gens qui, selon lui, ne pouvaient avoir que des intérêts ; et lorsque après la ripaille, M. d’Escoublac voulut reprendre son discours :

— Mes chers, mes excelleras amis…

Génulphe se dressa à ses côtés triomphant et cynique :

— N’insistez pas, monsieur le baron, vous vous enroueriez inutilement,., ils ont maintenant l’estomac trop plein pour bien comprendre la liberté de conscience !

XXXII.

Un jour de foire de Salviac, Lacousthène vint déjeuner au Vignal. Il paraissait triste, n’avait plus cette loquacité, cette exubérance de gestes qui étaient le fond même de sa nature enthousiaste et lui avaient valu la réputation de hâbleur aimable et de « menteur par bienveillance. »

Pendant qu’on se mettait à table, Dupourquet affectueusement s’informa :

— Vous n’êtes pas malade au moins !

Puis, à le voir si minable, si négligé dans sa tenue avec sa redingote criblée de taches sur la poitrine et dont les bordures s’effilochaient, une inquiétude lui vint. Il pressentait là des ennuis d’argent, une situation précaire qu’on allait sans doute lui soumettre, et prudemment il battit en retraite, parla de son petit-fils, des affaires communales, du conseil de fabrique, du nouveau préfet, le vingt et unième depuis vingt ans ! affectant de ne pas voir l’abattement de son voisin, cherchant par tous les moyens possibles à l’éloigner d’un emprunt. Il alla même jusqu’à dire que les revenus « de ses quelques sous de capital » passaient tous à la terre. — Insatiable maintenant, la terre !