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chez les Turcs qu’on « apprend à raser sur la tête de l’orphelin. » Sonoy et ses capitaines durent se trouver trop heureux d’échapper aux rigueurs de la prison.

Emden était donc pour le moment fermé aux gueux. Il ne leur restait plus pour refuge que la mer, les ports anglais et La Rochelle. Leur flotte cependant, loin de diminuer, croissait toujours : l’armée du comte Louis s’était chargée, en se dispersant, de lui procurer des recrues. C’est alors qu’on vit se présenter à bord des vaisseaux qui portaient le suprême espoir de la pairie, le frère et le fils de Jan Abels, — Tamme et Fokke Abels, Homme Hottinga, jadis capitaine d’une compagnie de soldats sous le comte Louis, avec ses deux fils Duco et Taco, Jelte Eelsma, Hero Hotiinga, Douwe Glins, Wijbe Sjoerds, et, quelque temps après, Willem van Blois de Treslong, habitant de la Brille.

Les gueux de mer, exclus du port d’Emden, ne renoncèrent pas pour cela aux pillages qui les faisaient vivre. Ils n’avaient plus de point d’appui sur la côte : ils se rabattirent sur les îles dont le faible tirant d’eau de leurs vaisseaux leur ménageait l’accès. Ils établirent un double dépôt de vivres, de butin et de prisonniers sur Ter-Schelling et sur Ameland[1]. De là, ils négociaient l’échange contre rançon des captifs qu’il leur semblait profitable d’épargner. Le temps des irruptions normandes était revenu. On voyait constamment rôder le long du littoral de la Frise et des côtes de la Hollande du nord des barques suspectes qui occupaient les passes du Zuyderzée, et s’aventuraient même souvent à jeter leurs équipages à terre. Entraînés par l’ardeur de la rapine, aiguillonnés par la haine des moines, ces aventuriers intrépides poussaient leurs incursions au loin dans la campagne, et allaient dévaster avec une férocité inouïe les cloîtres et les églises. « Fokke Abels, » — Le fils de Jan Abels, — écrivait, à cette époque, Jean Carolus d’Anvers, fiscal du conseil de la Frise, « est bien jeune encore ; il dépasse cependant déjà en cruauté la rage inhumaine des Turcs. Il la dépasse de plusieurs « parasanges. » Jamais dans ses orgies il n’emploie que les saints calices remplis de bière ou de vin jusqu’au bord. Il a fait clouer un riche tabernacle en tête du grand mat de son vaisseau. « Voyez, dit-il aux prêtres qu’il a fait prisonniers, ce très saint coffret. Si haut que vous le placiez dans votre vénération, vous ne le placez pas encore aussi haut que les gueux. » Puis il oblige les malheureux prêtres à revêtir leurs vêtemens d’officians

  1. Voyez, dans la Revue du 1er décembre 1891, la description des côtes des Pays-Bas. Voyez aussi la carte de MM. Vivien de Saint-Martin et Fr. Schrader publiée par la librairie Hachette et Cie.