Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 109.djvu/396

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’avaient, pendant des milliers d’années, rendue si facile. Sur terre on savait la faire avec des piques, sur mer avec des barques.

Quiconque avait quelque démêlé avec la justice, quiconque se voyait en butte aux poursuites de ses créanciers, allait grossir les rangs des mécontens qu’effrayaient les persécutions du duc d’Albe. Lorsque Louis de Nassau eut, par la mesure prise le 1er juillet 1568, légitimé en quelque sorte la piraterie[1], ce ne furent pas seulement des criminels et des débiteurs insolvables qui accoururent, ce furent des patriotes dont le frère d’Orange venait de rassurer tout à coup les consciences timorées.

Pour Albe, les lettres de marque de Louis de Nassau ne changeaient rien à la situation. Albe ne se demanda pas un instant si les commissions délivrées aux commandans rebelles émanaient d’un prince indépendant, d’un chef qui, par sa principauté d’Orange, ne relevait en aucune façon de l’autorité du roi d’Espagne et se trouvait par conséquent investi de toutes les prérogatives attribuées par la loi du jour aux princes souverains : les gueux de mer restèrent à ses yeux des rebelles et des pirates. Ils n’obtinrent de lui, chaque fois que leur mauvaise fortune les mit en son pouvoir, d’autre merci que la potence au lieu du bûcher. Les puissances neutres ne se montrèrent guère plus tolérantes. Seulement ce n’était pas la rébellion ou la course illégale qu’elles prétendaient punir : elles s’en prenaient uniquement aux excès dont leurs riverains et leurs vaisseaux marchands avaient à se plaindre. Quand les magistrats de Hambourg firent pendre Jan Broeck, un des gueux de mer les plus réputés pour son audace, ils n’avouaient nullement l’intention de contester les droits du prince d’Orange ou de consacrer ceux du roi d’Espagne ; ils voulaient venger leurs propres griefs comme le duc d’Albe vengeait la majesté outragée de son maître.

A peine pourvus de leurs lettres de marque, Didier Sonoy et Henri Thomasz[2] reçurent l’ordre de Louis de Nassau d’attaquer la flotte de Boshuizen. L’armée d’Albe n’avait pas encore paru, la fortune semblait favoriser les rebelles : les habitans d’Emden prêtèrent leur concours aux gueux de mer. Ils aidèrent Sonoy, Thomasz et Gérard Sébastien, flibustier de Gorcum, à s’emparer, devant leur ville même, d’un vaisseau de Groningue du port de 200 tonneaux [3]. La population de Delfzijl ne montra pas moins de complaisance. Elle livra ses vaisseaux, ses chaloupes de pêche. Louis les fit armer par ses capitaines et les envoya rejoindre Jan Abels.

  1. Voyez la Revue du 1er décembre 1891.
  2. Thomasz ou Thomaszoon, fils de Thomas.
  3. Geschiedenis der Watergeuzen, par Van Groningen, pasteur à Ridderkerk. — Leyde ; Luchtmans, 1840.