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les gouvernemens se tendent timidement une main pacifique par-dessus les frontières hérissées de douanes et de forteresses, ils ne font que revenir aux pratiques longtemps encouragées par l’Église. Sur ce point encore, Rome avait devancé la démocratie et « l’internationalisme » contemporain.

Ce qu’elle a fait, tant de fois, à l’époque des croisades ; ce qu’elle renouvelait, encore récemment, en faveur de l’abolition de l’esclavage, pourquoi l’Église ne le tenterait-elle pas, aujourd’hui, au profit des masses ouvrières ? Aussi, à l’inverse des gouvernemens civils, le saint-siège n’a-t-il aucune objection de principe contre une législation internationale du travail ; ni son autorité, ni son indépendance n’en ont rien à redouter. Lorsque, en 1889, un catholique suisse, M. Decurtins, proposa au gouvernement helvétique de réunir une conférence internationale pour l’étude des questions ouvrières, M. Decurtins obtint sans peine l’approbation pontificale [1]. Et quand, en 1890, l’empereur allemand, s’appropriant l’idée du démocrate suisse, évoqua la conférence à Berlin, Léon XIII ne se fit pas prier pour féliciter le remuant souverain de son impériale sollicitude envers les déshérités de ce monde. Le saint-siège n’eût pas mieux demandé que d’envoyer quelque prélat de la cour romaine s’asseoir, à la conférence de Berlin, à côté de M. Jules Simon. Le Vatican était, de tous les cabinets de l’Europe, le seul qui ne pût hésiter devant l’invitation de l’élève fraîchement émancipé du prince Bismarck. N’ayant plus de sujets auxquels appliquer les décisions prises en commun, le saint-siège n’avait rien à redouter des protocoles de la Friedrichstrasse.

Tout autre est la situation des gouvernemens laïques. Que, pour ces derniers mêmes, des conférences où l’on se borne à discourir, entre deux banquets, sur la protection du travail et sur la situation des ouvriers, puissent demeurer inoffensives, à condition de demeurer académiques et de ne pas trop exalter les cervelles populaires ; — qu’elles puissent même, à l’occasion, sur quelques points déterminés, avoir quelque utilité pratique, nous ne voulons pas le contester au saint-père. Mais en serait-il de même de traités et de conventions en forme, liant les divers États par des

  1. Lettre adressée à M. Decurtins, le 1er mai 1889, au nom du saint-père, par Mgr Jacobini, alors secrétaire de la Propagande. Dans cette lettre, le prélat énumérait les points sur lesquels pouvaient utilement porter les délibérations de la conférence. Ces points, les voici : «protéger l’enfance afin que ses forces ne soient pas consumées avant le temps par des fatigues prématurées et que son innocence ne soit plus mise en péril ; rendre les mères de famille à leur ménage et à leurs fonctions et empêcher que, attachées à des ateliers, elles ne se détournent de leur tâche naturelle ; étendre la protection même sur les ouvriers dans l’âge viril pour que leur travail journalier ne se prolonge pas au delà des heures équitables ; enfin garantir par la loi civile le repos des jours de fête dont la sanctification est prescrite par Dieu lui-même. »