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dans la majesté des cérémonies romaines, lorsque, sur la sedia gestatoria, il est porté au-dessus de la tête des foules agenouillées, il doit, de sa chaire, planer au-dessus de nos disputes. Ses enseignemens n’en auront, pour tous, que plus d’autorité.

Le remède aux maux du corps social, le chef de la chrétienté ne le demande donc pas à la panacée à la mode, à l’intervention de l’État ; il sait qu’en maintes circonstances ce remède peut aggraver le mal ; qu’il est d’un emploi délicat et que la dose en est malaisée à prescrire ; qu’il est essentiellement débilitant et qu’il risque d’amener lentement, après une sorte d’atonie générale, l’ataxie et la paralysie des membres. Le pape n’a garde de recourir au mécanisme bureaucratique et à la tutelle administrative. Le remède recommandé par Léon XIII, comme, avant lui, par la plupart des catholiques, c’est l’association, ce sont les sociétés privées et les unions corporatives ; et ces corporations, le pape veut qu’elles soient libres de l’État. Avec ces libres associations, il espère pouvoir éviter, d’habitude, l’ingérence de l’État et échapper, ainsi, au socialisme d’État. Et, en effet, une fois armés du droit de se syndiquer, les ouvriers semblent assez forts pour se passer du secours de l’État ; ils cessent d’être les faibles, les impuissans, à la merci des patrons ; n’étant plus isolés, ils peuvent traiter, sur un pied d’égalité, avec les capitalistes ; ils sont en mesure de soutenir leurs droits et de faire leurs conditions. Mais demander la solution des questions ouvrières à des associations libres, c’est bien la demander à la liberté ; car il faut se garder de toujours confondre la liberté avec l’individualisme.

Cette confusion, je ne reconnais, à personne, le droit de nous l’imposer ; et, pour ma part, je ne l’accepte point. La liberté et l’individualisme ne sont pas synonymes, et c’est faire tort à la première que de les prendre tous deux comme équivalens. Pour être la plus essentielle des libertés, celle de l’individu n’est pas la seule. C’est là ce que partisans ou adversaires de l’ingérence de l’État perdent trop souvent de vue. La liberté d’association, sous toutes ses formes, commerciale, industrielle, ouvrière, religieuse ou politique, fait partie de la liberté. Sans elle, il n’y a même ni vraie liberté, ni régime vraiment libéral ; il n’y a qu’une liberté boiteuse qui cloche d’un côté. Et c’est peut-être pour cela, parce qu’elle n’a pas été complétée, et comme équilibrée, par le droit d’association, que la liberté économique n’a pas donné au monde moderne tout ce que le monde semblait en droit d’en espérer.


IV.

Avant de voir comment le pape entend les corporations, voyons ce qu’il pense d’une législation sociale ; car, si l’État doit intervenir,