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LES DUPOURQUET.

— Faut porter un mai !

Et ce fut alors de tous côtés une course vers les peupliers, qui de loin en loin, comme des sentinelles rangées, bordent la rivière. On en choisit un, le plus haut, le plus droit, soigneusement émondé jusqu’à sa houppette de feuilles, et à grands coups réguliers de sa hache un charron l’abattit

Maintenant, l’arbre s’acheminait vers le Vignal couché de tout son long sur les épaules robustes qui lui imprimaient un balancement. On eût dit de loin d’un mille-pattes gigantesque se promenant d’un pas paisible au bord de l’eau ; et sur ses flancs voltigeait une nuée d’enfans braillards qui prenaient part à l’expédition, flairant avec leur instinct de jeunes loups la collation copieuse des remercîmens, les miches de pain blanc qu’on éventre et les barriques que l’on perce.

Les hommes s’avançaient silencieux et voûtés, l’encolure éraflée, bleuie au passage de l’écorce, mais en vue des tourelles une émulation les redressa, la conscience de leur force et aussi le désir de s’annoncer, de se présenter crânement en joyeux garçons qui célèbrent un jour de fête, et ils entonnèrent une chanson belliqueuse, la chanson préférée des conscrits qui veulent se faire illusion et tromper leurs inquiétudes :

Je pars pour aller au combat
Je pars pour venger ma patrie !
En arrivant au champ d’honneur
Tous les Français criaient : « Aux armes »
Moi je m’avance le premier
Tout en représentant mes armes…

Puis, sur une observation de celui qui marchait en tête, ils s’arrêtèrent, se turent, prêtant l’oreille à un chœur de voix qui montait, là bas, du côté d’Issudel et semblait leur répondre. Et sur un rythme gai, éclatantes comme des tirelis d’alouettes montant dans le ciel, les paroles arrivaient jusqu’à eux :

Dé bon matin mé suis levée,
Don daine, vive l’amour !
Plus matin que l’albéto.
Dans mon zardin je suis entrée,
Don daine, vive l’amour !
Pour culir la biouletto.

Couqui dé Diou ! Ce sont les Salviac qui, eux aussi, portent un mai ! S’agit d’arriver les premiers ou que le diable nous écrase ! Alors, sans plus chanter, ils se hâtèrent ; et leurs sabots martelaient rudement la terre durcie, défonçaient avec un bruit de vitres cassées la glace des ornières.