Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 109.djvu/366

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

côtés, nous voyons apporter des chaînes anciennes, ou en forger de nouvelles, pour en charger l’industrie et le travail.

De ce que l’on repousse la réglementation du travail, il ne suit nullement que l’on refuse à l’État ce qui rentre manifestement dans la mission de l’autorité publique, le droit de veiller au maintien de tous les droits. Non-seulement, en effet, c’est là son droit, mais c’est là son devoir ; et contre ce droit, et contre ce devoir de l’autorité publique, l’individu ne saurait, sans sophisme, se retrancher derrière « le laisser-faire. » L’État, notamment, est tenu de veiller à la liberté aussi bien qu’à l’exécution des contrats, au respect de la morale et de la dignité humaine dans l’atelier et dans l’usine, à la sécurité du travailleur dans la mine ou dans la fabrique ; il est tenu, en particulier, de défendre contre les périls d’un labeur excessif ou prématuré les enfans, les adolescens, les jeunes filles, tous ceux qui, par leur âge ou par leur sexe, semblent incapables de se protéger efficacement eux-mêmes. Ces devoirs de l’État, trop longtemps méconnus ou négligés de nos gouvernans, comment l’Église les entend-elle ? Et, d’une manière plus générale, comment, dans son enseignement œcuménique, le pape Léon XIII envisage-t-il le rôle de l’État ?

Toute la troisième partie de sa magistrale encyclique est consacrée à ce grave sujet. « En premier lieu, dit le pape (caput autem est), il faut que les lois publiques soient pour les propriétés privées une protection et une sauvegarde. Et ce qui importe, par-dessus tout, au milieu de tant de cupidités en effervescence, c’est de contenir les masses dans le devoir : continenda in officio plebs. » — C’est là, nous la reconnaissons, la théorie de l’État gendarme, de l’État « veilleur de nuit. » La sauvegarde des propriétés sera, en effet, de tout temps, la première fonction de l’État ; mais, pour être la première, ce n’est pas la seule. Comme il a le devoir de défendre la propriété, l’équité demande que l’État se préoccupe aussi du sort des travailleurs ; les deux devoirs, aux yeux de l’Église, sont corrélatifs. « L’État, enseigne Léon XIII, a pour principal office d’avoir soin également de toutes les classes de citoyens, en observant rigoureusement les lois de la justice dite distributive. » L’État peut donc s’occuper du sort des travailleurs ; il peut s’efforcer d’améliorer la condition des prolétaires, « et cela, dans la plénitude de son droit (idque jure suo optimo), et sans avoir à redouter le reproche d’ingérence [neque ulla cum importunitatis suspicione), car, en vertu même de son office, l’État doit servir l’intérêt commun. » Et le saint-père insiste sur ce raisonnement en termes qui ne sont pas pour déplaire aux démocrates : « Les prolétaires, au même titre que les riches, sont, de par le droit naturel, des citoyens (naturâ cives), des parties vivantes du corps de la nation... Et comme il