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Les parens battaient des mains en signe d’approbation, heureux de ces petites têtes à huis-clos qui, selon eux, engageaient autant qu’un dîner de contrat, mettaient le prétendu dans l’impossibilité morale de reculer un jour.

Et ils se séparaient ainsi sans autre allusion à l’avenir, les Lacousthène plantés là comme des bornes à la limite de leur parc, s’épuisant en souhaits de bonne nuit ; Julien s’éloignant de son pas rapide et souple de lignard, sa grande ombre projetée, inflexible et démesurément grandie sur les champs baignés de lune.

Au Vignal, on le plaisantait un peu sur cette assiduité à faire sa cour, Dupourquet et sa femme avec des mots rancuniers à l’emporte-pièce ; Thérèse d’une façon plus affectueuse, avec une malice bonne enfant, une gaité qui semblait un peu forcée parfois, en désaccord avec la mélancolie de son sourire.

— Mon Dieu ! Julien, que vous êtes long à vous décider ! voyons, à quand la noce ? vous pouvez bien me le dire à moi, une amie.

Il se mettait à l’unisson, répondait d’un ton léger :

— A vous parler franchement, je n’en sais rien encore, ma cousine, il faut bien le temps de se connaître.

— Oui, vous faites durer le plaisir, et vous avez raison, il n’y a que cela de bon dans le mariage, les fiançailles ; on s’estime, on se respecte l’un l’autre, et si l’on ne s’aime pas encore, on se dit que l’amour viendra, on ne s’inquiète que du bonheur, on ne prévoit que des joies, puis après...

Son sourire s’éteignait, et le poids des souvenirs courbait sa tête quelques secondes, mais ce n’était là qu’une défaillance passagère, elle reprenait avec un enjouement qui faisait presque illusion :

— Eh bien ! qu’est-ce qui me prend, moi ! voilà que je vous décourage !.. ne m’écoutez pas, je me trompe, je dois me tromper ; en ménage le bonheur ne fuit que ceux qui le chassent.

Et sa voix s’attendrissait, ses yeux se mouillaient d’une émotion douce, enthousiaste, tandis qu’elle ajoutait :

— Oui, il me semble que c’est surtout après, que le bonheur doit venir quand les âmes se sont effleurées de si près qu’elles n’en forment plus qu’une seule... moi, je n’ai jamais éprouvé cela, et je sais bien que, grâce à toutes sortes de malentendus et de faux calculs, il est assez rare qu’on l’éprouve ; mais quelque chose me dit pourtant que cela existe, que cela passe un jour ou l’autre à notre portée à tous, et que le secret consiste à étendre la main à temps et à la refermer bien vite.