Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 109.djvu/315

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et fit craindre un moment pour sa vue. Enfin, arriva le jour du scrutin, qui fut une surprise pour tous : le candidat antiparnelliste triomphait avec une grosse majorité.

O’Brien et Dillon revenaient alors d’Amérique. Si Parnell réussissait à les garder dans son alliance, rien n’était perdu pour lui. Les négociations de Boulogne, abandonnées, reprises, aboutissaient finalement à un échec irrémédiable le 12 février. C’est alors que Parnell se sentit vraiment seul. Toutes les fois que les électeurs étaient consultés, ils donnaient tort à ses partisans. Il avait parlé de donner sa démission, à Cork, pour recevoir un nouveau baptême électoral. On le sommait de tenir sa parole, et il n’osait. Dans cette Irlande enthousiaste qui l’avait investi, en 1880, d’un triple mandat, qui, par deux fois, en 1885 et 1886, lui avait envoyé une légion serrée de partisans fidèles et obéissans, il ne se serait pas trouvé une seule circonscription ’pour le renvoyer à Westminster.

Il disait : «Les prêtres me tuent. » En effet, les prêtres, qui l’avaient subi sans l’aimer, le combattaient maintenant avec passion. En Irlande, ils sont encore maîtres de l’opinion. Enfans du peuple, ils n’ont jamais trahi la cause du peuple. Façonnés, dans la grande école de Maynooth, à toutes les duretés de la vie religieuse, ils sont pauvres, ils sont purs ; l’innocence de leur vie est admirable, et ils n’ont d’autre intérêt humain que celui de la patrie. leaders naturels de la démocratie, ils ont, de plus, étudié ce métier et le possèdent. C’est pourquoi il est difficile de se passer d’eux, impossible de les vaincre.

Que ferait Parnell ? Ferait-il appel aux hommes de désordre, aux passions d’en bas ? Tenterait-il de s’allier aux conservateurs qui déjà l’avaient dupé et rejeté, mais qui, peut-être, l’eussent encore utilisé comme « pierre de scandale ? » On le voyait souvent, maigre et pâle comme un spectre, assis à ce coin familier d’où il faisait face au speaker et avait si longtemps terrorisé le parlement. Mais le coude qui pressait le sien était celui d’un ennemi. Parfois il l’oubliait, adressait familièrement la parole à ces anciens compagnons, qu’il venait de dénoncer tout haut en mots amers. Un jour, il entra à l’improviste chez Justin Mac-Carthy, s’assit, causa quelque temps sur le ton de l’ancienne confiance, mais d’une voix étrange et lointaine, comme un homme qui parle en rêve ; puis il s’en alla sans voir les larmes qui montaient aux yeux de son hôte.

Celle qu’il avait tant aimée, — not wisely hut too well, comme disait la légende de saint Kevin, — avait cessé légalement de s’appeler Mrs O’Shea ; elle était devenue sa femme. Du moins sa femme à demi : le registrar les avait unis civilement, mais il ne s’était pas