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se balançaient à merveille. Mais où il étonnait par son invention, où il battait les Platon, les Thomas Morus, les Harrington, les Fénelon et les Sieyès, c’est dans sa conception des deux ordres parlementaires. En effet, l’Irlande ne devait pas avoir une seule assemblée, ni deux assemblées, mais bien une assemblée qui en formerait deux, ou deux assemblées qui n’en feraient qu’une ; un parlement à cloisons mobiles, composé de deux compartimens qui rentreraient l’un dans l’autre. Du premier ordre faisaient partie : 1° les 28 représentans de la pairie irlandaise qui siègent actuellement à la chambre des lords, et dont le droit devait s’éteindre au bout de trente ans ; 2° 70 membres élus par un corps d’électeurs spécial. Éligibilité et électorat reposeraient sur un cens plus élevé que le cens ordinaire. Les membres du premier ordre, nommés pour dix ans et en deux fournées quinquennales, ne seraient soumis, en aucun cas, à la dissolution. Les membres du second ordre n’étaient autres que les députés actuels, auxquels se joignait un nombre égal de représentans, élus par les mêmes circonscriptions et d’après le mode de suffrage presque universel, aujourd’hui en vigueur dans le royaume-uni. Le premier ordre représentait donc les intérêts, le second ordre les opinions, celles-ci restant avec ceux-là dans le rapport de 2 à 1. Combien il eût été curieux de voir fonctionner ces institutions que n’avaient connues ni Salente, ni Utopia ! Combien intéressant de voir délibérer, voter, ensemble ou séparément, ces deux ordres qui devaient se joindre ou se quitter à certains momens prévus, évoluer sur le théâtre de la politique à la façon des deux demi-chœurs de l’antique tragédie ! Parmi les amateurs de « chinoiseries » (comme disait M. Thiers), qui n’en voudra à lord Hartington et à M. Chamberlain pour nous avoir privés de ce spectacle ?

Parnell, dans un discours très digne, signifia au parlement que l’Irlande approuvait pleinement le projet de M. Gladstone. L’approuvait-il lui-même dans le fond de son cœur ? j’ai des raisons de penser qu’il en trouvait certains détails ridicules et d’autres impraticables. Mais à force de considérer la dissimulation comme une force et comme un devoir, il s’en était fait une seconde nature.

On sait que le bill fut rejeté. M. Gladstone fit appel au pays, qui se prononça pour ses adversaires. Maîtres d’une majorité considérable, grâce à l’appoint des unionistes, les conservateurs, à peine réinstallés au pouvoir, s’occupèrent de l’Irlande pour la soumettre à un régime de rigueurs exceptionnelles. Les landlords, qui avaient perdu l’espoir de vendre leurs domaines à de bonnes conditions, mais qui, du moins, se sentaient soutenus par le gouvernement,