Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 109.djvu/303

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nuit, et conduit à la prison de Kilmainham. Escortée de quelques cavaliers, la voiture traversa les rues qui commençaient à s’animer sans que personne, derrière ces vitres closes, pût reconnaître ou soupçonner le leader de l’Irlande. Mais, au bout de quelques heures, Dublin était en rumeur et presque en insurrection. Un reporter put pénétrer jusqu’à Parnell. « J’espère, lui dit-il, que vous serez bientôt libre. » Parnell répondit gravement : « Si j’étais promptement relâché, c’est que le peuple n’aurait pas fait son devoir. »

Les chefs parlementaires ne tardèrent pas à se trouver tous sous les verrous, et la direction du mouvement fut livrée aux violons et aux outranciers. Le mot d’ordre révolutionnaire : no rent commença de circuler ; 17,000 évictions eurent lieu en quelques mois. En revanche, l’impitoyable quarantaine, connue sous le nom de boycotting, réduisit certains propriétaires et leurs familles à la ruine, au désespoir, presqu’à la faim. Chaque nuit fut témoin des exploits des moonlighters, vit des clôtures brisées, des arbres arrachés, des bestiaux mutilés, des granges incendiées, des scènes d’intimidation, de torture, de meurtre, qui rappelaient nos chauffeurs de l’Ouest. De farouches et ténébreuses associations, comme celle des Invincibles, se répandaient dans le pays et le ramenaient aux pires momens du fenianisme, en attendant une vaste et sanglante révolte comme celle de 1798.

M. Gladstone jugea que l’expérience avait assez duré et qu’elle donnait tort au parti de la répression. Il résolut de traiter avec son prisonnier. L’intermédiaire choisi était un gentleman fort connu sans être célèbre, qui s’était mêlé de tout, de courses, d’affaires, de politique. Il appartenait à l’Irlande par son origine et ses intérêts, à l’Angleterre par son éducation et par son mariage, à l’armée par son grade, au parti conservateur par son passé et ses opinions, car il était l’ami de Parnell et non son partisan. Le monde ignorait alors ce que cachait cette intimité, et, pas plus que le monde, le capitaine O’Shea, — il faut bien le nommer ! — ne s’en doutait.

Dans sa prison de Kilmainham, Parnell n’était pas occupé à préparer des plans d’insurrection, mais à mûrir des projets de loi. Quelles étaient ses conditions ? Que voulait-il ? Sa liberté, et celle de ses amis ? Oui, certes ; mais surtout une loi sur les arrérages, qui ferait du land act de l’année précédente une vérité bienfaisante au lieu d’une malsaine ironie. Ce land act lui-même n’était pas complet, n’était pas définitif. Un autre bill sur la question agraire allait être présenté par M. Redmond. Que le gouvernement lui donnât une attention sympathique, qu’il répudiât hautement la