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ou la faim dans les chaumières ; quelquefois l’un et l’autre. Alors les propriétaires procèdent à des évictions qui leur coûtent cher et rendent irrévocable la ruine du paysan. Du moins, comme on dit, force reste à la loi.

Hé bien ! non, l’éviction sans compensation, — Tout le monde le reconnaît aujourd’hui, — n’est ni juste ni légale. Ne regardons point ces faits avec les préjugés inhérens à notre législation sur les baux et les contrats et à toutes les habitudes qu’elles ont créées chez nous. Le fermier irlandais se considère et s’est considéré de tout temps comme quelque chose de plus qu’un locataire : il a son droit propre qui limite le droit de propriété. Le landlord n’est que le nu-propriétaire ; sa rent n’est pas un loyer, c’est une prime, une redevance, un tribut ou ce qu’il vous plaira. Il a livré la terre, rien que la terre au fermier. A celui-ci de cultiver, de fournir aux semailles et aux plantations, d’acheter des animaux, d’établir et d’entretenir l’outillage agricole, de conserver ou de construire, s’il y a lieu, les bâtimens d’exploitation. Il crée ainsi une valeur qui s’ajoute à celle de la propriété. Doit-il en être frustré ? Le bon sens et la coutume répondent que non. En Ulster, le « droit du tenant » est généralement admis ; dans les autres provinces, il n’existe qu’à l’état d’exception ; mais il est partout désiré et réclamé avec énergie.

Un de nos anciens ministres des affaires étrangères, un savant que tout le monde respecte, disait récemment à un reporter : « Que les Irlandais consentent à travailler, et voilà la question irlandaise résolue ! » Il y a du vrai dans cette parole sévère. Mais si l’éminent traducteur d’Aristote interrogeait un paysan de Kerry ou de Galway, ce malheureux lui répondrait : « Nous ne travaillons pas parce qu’aucun fruit de notre travail ne nous restera, parce que, plus nous améliorerons la terre par notre travail, plus on augmentera la rent et plus nous pâtirons. » De son côté, le landlord nécessiteux fait un autre calcul. Il convoite les six cents millions qui font vivre les six cent mille familles d’agriculteurs indigènes. Il rêve une Irlande sans Irlandais, qui ne serait qu’une vaste prairie où paîtraient ses bœufs sans péril et sans gardien. Par les évictions, par l’émigration régulière, subventionnée et presque forcée, il a, pendant longtemps, cherché à atteindre ce résultat. Pendant longtemps aussi, le gouvernement anglais l’y a aidé de tout son pouvoir, qui est grand. C’est ainsi que l’Irlande s’est appauvrie et dépeuplée, que sa population est tombée de huit millions à cinq et que la superficie des terres ensemencées a diminué de moitié en quarante ans.

Cependant, à de rares intervalles, le parlement anglais avait