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d’ordres du jour, de résolutions, de procédures contradictoires qui avaient successivement tout permis et tout défendu. « Comment apprendre les règles du parlement ? — À force de les violer. — Mais comment parler quand on ne sait pas, quand on ne peut pas, quand toute parole dite en public est un effort et une souffrance ? — Rien de plus simple. On prend les premiers mots venus. Le verbe suit son sujet, entraîne l’attribut. Essayez. Deux choses seulement sont nécessaires et ces deux choses, à le bien prendre, n’en sont qu’une : Haïr les Anglais et mépriser l’opinion. Il faut se garder d’être juste ou généreux, ne jamais prêter une bonne pensée à ses adversaires, n’en jamais accepter la réalisation. Au lieu d’aller vers eux la main ouverte, il faut les attendre le poing fermé. Et il faut encore être insensible au respect humain ; il faut être de pierre sous la moquerie et de bronze sous l’insulte. »

Telles ne furent pas, sans doute, les propres paroles de M. Biggar, mais tel était le sens de ses leçons. Parnell s’enrôla dans la petite phalange obstructionniste. Je trouve à grand’peine la trace de son début, tant il passa inaperçu. Pour parler, il choisissait de préférence l’heure du dîner. Notre parlement français, malgré ses alternatives d’agitation et de calme, ne peut pas donner la moindre idée des variétés d’aspect de la chambre des communes, qui se transforme trois ou quatre fois dans une même soirée, se vide, se remplit, se vide de nouveau pour se remplir encore et offre, à une demi-heure d’intervalle, la solitude, le sans-façon, l’intimité d’une discussion à demi-voix dans une grande salle déserte, puis le murmure orageux ou le silence haletant et le frémissement électrique d’une foule entassée où l’émotion surabonde et où les passions sont montées au comble. À sept heures et demie du soir, c’est l’endroit le plus tranquille de Londres. Heure bénie pour les débutans et les timides. Parnell en usa largement et s’y aguerrit. C’est là qu’il apprit non l’éloquence, non l’art fascinateur qui tient du comédien, du chanteur et du poète, mais l’usage de penser tout haut et debout, of thinking on his legs, comme disait Brougham. Avec lui, l’obstructionnisme cessa d’être une farce. De celui-là, on ne pouvait pas dire, comme du père Biggar, que ce n’était pas un gentleman. Petit-neveu d’un pair d’Angleterre, un vieux sang anglais coulait dans ses veines, un sang qui s’était mêlé, disait-on, à celui des rois. Dans sa voix, pas la moindre trace de ce brogue irlandais qui met en joie le parlement anglais comme fait, à notre tribune, l’accent de Tarascon. Sur sa figure, pas un trait du facies irlandais, ni la vigueur bestiale et sournoise du Finn, ni l’œil gris bleu du Celte, au fond duquel danse toujours une étincelle de gaîté ou de poésie. Son geste sobre, ses traits pâles, finement sculptés, sa barbe et ses