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joué » le consolait d’avance du néant des résultats. Les mille irrégularités d’une vie livrée aux passions avaient mis le désordre dans sa fortune, et il s’épuisait, sans y réussir, à mener de front le métier ruineux de leader parlementaire et le métier lucratif d’avocat d’affaires. Le matin du jour où la dissolution du parlement fut prononcée, en 1874, les recors l’arrêtaient pour dettes, et ses amis politiques, presque aussi pauvres que lui pour la plupart, avaient grand’peine à le tirer de prison. Dans sa jeunesse, il avait écrit des romans et des vers. Vieilli et malade, à l’approche de la mort, dont il avait peur, la faculté imaginative se réveillait pour le torturer ; quoique protestant, il se cuirassait de médailles et de scapulaires. À la fois modeste et jaloux de son autorité, sympathique aux jeunes gens et dédaigneux des nouvelles méthodes, il inspirait plus de pitié et d’admiration que de respect et d’obéissance.

Ce qui manquait surtout à Isaac Butt, c’était la haine de l’Anglais. Cette haine est naturelle et nécessaire à un leader de l’Irlande. Malgré les attaches libérales, cette haine, tenue en échec par la religion ou par la prudence, ne s’éteignit jamais au cœur d’O’Connell et parfois elle en jaillissait comme un jet de flamme. Par exemple, dans son discours de Mallow, lorsque, saisi d’une fureur soudaine, il s’écriait : « Que sommes-nous donc, pour qu’on nous refuse l’égalité ? Est-ce que nous n’avons pas le courage des Anglais ? Nous laisserons-nous traiter comme des esclaves ? Nous laisserons-nous piétiner, écraser sous leur talon ?.. Ah ! moi, du moins, je vous le jure, ils ne m’écraseront pas !.. Ou, s’ils m’écrasent, ce sera mon cadavre, ce ne sera plus moi, l’homme vivant ! » C’était moins un discours qu’un monologue tragique, une scène de drame : de la douleur, de la rage, du désespoir, un sentiment dont on souffre parce que la poitrine humaine est trop étroite pour le contenir. Ce sentiment puissant et terrible, Isaac Butt ne l’a jamais éprouvé. Il lui naissait sur les lèvres des métaphores conciliantes comme celles-ci : « Que l’étoile de la constitution britannique brille sur l’Irlande : elle deviendra pacifique et prospère. » Un tel homme ne pouvait devenir le maître de l’âme irlandaise.

Parnell alla s’asseoir auprès d’un député nommé Biggar. C’était un petit homme, d’âge moyen, de mine vulgaire, qui avait été et était encore marchand de comestibles à Belfast. Il était entré depuis un an dans le parlement où il s’était signalé par ses excentricités. Comme son commerce souffrait de son absence, il se trouvait trop pauvre pour dîner au buffet du parlement ; les reporters s’amusaient à « filer » le bonhomme jusqu’à la porte d’un petit cabaret voisin où il mangeait à bon compte. Lorsqu’il demandait la parole.