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blessure profonde le Vignal eût perdu tout le sang jaune de ses épargnes.

Les revenus pourtant n’étaient plus les mêmes. On eût dit que la terre, lasse d’avoir tant et si longtemps produit, se récusait cette fois, devenait une marâtre capricieuse et avare comme si elle se fût vengée des insouciances anciennes, de l’âge heureux où l’on avait abusé d’elle, où sous le moindre soc de charrue déchirant ses entrailles jaillissaient l’or des moissons miraculeuses et l’inextricable fouillis des pampres affaissés sous le poids des grappes.

Il aurait fallu enrayer ferme, songer à l’avenir, prévoir la traverse noire, comme disait le Terrible. Savait-on combien de temps durerait la crise !

Et Dupourquet en voulait à George de ne pas comprendre cela, de ne pas voir qu’il était leur ruine avec son immodéré besoin de paraître.

Quant à Thérèse, elle ne gardait plus à l’égard de son mari la moindre illusion. Sa timidité des premiers temps s’en était allée à la longue ; elle s’était accoutumée à le regarder en face, à le juger froidement dans la légèreté de ses paroles et l’inconséquence de ses actes. — Et ce qui de prime abord l’avait conquise, cette élégance, cet esprit facile, ces qualités brillantes de surface, elle perçait tout cela à jour aujourd’hui, ne voyait rien au-delà, si ce n’est un égoïsme féroce, une âme vile de jouisseur. — Et elle s’était éloignée de lui peu à peu avec un sentiment de répulsion, presque de frayeur, comme si elle eût craint pour elle la contagion du mal, l’influence pernicieuse de ces idées qui bouleversaient les siennes, de cette irréligion de tout qui la scandalisait.

Après avoir refoulé ses impressions, souffert en silence, elle s’était enhardie à protester faiblement d’abord, puis avec une ténacité batailleuse qui défendait le terrain pied à pied, ne négligeait aucune occasion d’entamer la lutte.

C’étaient entre eux de continuels défis, une guerre traîtresse d’embuscades où George, toujours maître de lui, exaspérait Thérèse du sifflement de ses mots qui volaient comme des traits, de l’insolence de son sourire ; et alors, elle s’exaltait, défendait furieusement les siens attaqués, bafoués sans cesse ; rappelait comme un titre de gloire les origines de la famille, prodiguait devant son mari au Terrible, à cet aïeul aux mains noueuses gantées de durillons à force d’avoir étreint la terre, les soins les plus affectueux, les attentions les plus délicates.

Ce pauvre vieux ! on l’avait désavoué un instant ; elle toute la première, on l’avait relégué à l’office avec les domestiques, comme un parent pauvre dont on a honte ! . . Quelle aberration ! quelle lâcheté ! Mais sa revanche aujourd’hui était venue, il fallait s’in-