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jamais, envenimée qu’elle est par une question d’argent. De tous côtés pleuvent les démentis, les insultes, les coups. Les deux légendes de Parnell, celle du bien et celle du mal, s’exagèrent jusqu’à l’absurde. Criminel ou martyr. Judas ou Jésus-Christ. Les révélations se succèdent, obscurcissent les faits qu’elles veulent éclairer. Quiconque l’a approché, fût-ce un instant, se croit le droit d’avoir des réminiscences, nous promet le « vrai Parnell » et se borne à mettre sur les lèvres du mort son opinion propre ou ses passions personnelles.

Le moment ne semble donc pas encore très propice pour appliquer à Parnell les procédés de la méthode historique. Cependant, pour quiconque réfléchit, cette confusion même d’opinions et de sentimens, ce chaos auquel il avait arraché l’Irlande et où elle retombe, montre bien la place immense qu’il a tenue dans l’histoire de ces quinze dernières années et met en relief les termes de l’énigme à résoudre. Qu’y eut-il de rare et d’extraordinaire dans cet homme qui ne savait rien, qui n’était point ne tribun ni orateur, qui était arrivé à l’âge de trente ans sans avoir conscience de lui-même ? Quel fut son secret pour discipliner et conduire cette Irlande, naïvement et incurablement anarchique, dont il n’avait ni les mœurs, ni les goûts, ni la religion, ni le génie, pas même l’accent ou le visage, dont le sang ne coulait point dans ses veines ? Et encore, quel fut son secret pour intimider ces Anglais auxquels jusqu’ici personne n’a fait peur ?

Peut-être le problème ne sera-t-il jamais entièrement résolu. Mais le drame est là qui attire, ce drame où personne n’introduira plus de variantes et dont nul ne peut changer le dénoûment. Pendant que le souvenir en est vivant et l’émotion encore vibrante, ne veut-on pas revoir ensemble ces scènes qu’on a contemplées isolément, les revoir dans une succession rapide, dégagées de ces mille actions indifférentes et inutiles, de ces longs et froids entr’actes que l’existence ordinaire met dans l’intervalle des grands momens ? Ne veut-on pas s’en donner le spectacle total, à cette heure où le présent et le passé ne sont pas encore bien distincts, où l’intensité, le frémissement de la vie, se nuancent et se tempèrent déjà de la calme tristesse des destinées accomplies ?


I.

Les Parnell sont une vieille famille du Cheshire, si vieille que leur généalogie se perd dans la fable. Des juifs de la tribu de Juda,