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LES DUPOURQUET.


ment des choses qui s’éveillent, le tressaillement imperceptible de la terre essayant de secouer sa torpeur.

George fit flamber une allumette, consulta sa montre :

— Trois heures ; elle sera de retour avant que les domestiques ne se lèvent, allons, tout va bien !

Et, après avoir écouté, quelques secondes, des perdreaux qui cherchaient à s’accoupler dans les vignes en friche de Lagard, paisiblement il regagna sa chambre.

XXVI.

— Tiens ! une lettre de Julien, fit Dupourquet en arrêtant complaisamment ses yeux sur une grande enveloppe jaune à l’adresse calligraphiée et timbrée de Tunis.

C’était la troisième seulement qu’il leur écrivait depuis son départ ; six mois déjà passés au corps, loin de France. — Et il restait paysan en cela, concentré, méfiant à l’égard de lui-même, n’ayant pu se décider à prendre la plume que poussé par les circonstances, pour envoyer au Vignal ses vœux de nouvel an ; puis, à l’occasion de la fête de Thérèse, qui tombait en mars ; et aujourd’hui, pour annoncer sa nomination récente au grade de caporal-fourrier. Cette lettre-là était plus longue que les autres : huit grandes pages, étroitement margées, et couvertes d’une écriture fine, avec des fioritures aux lettres majuscules, comme pour bien marquer le commencement de chaque phrase.

On eût dit qu’il avait fait durer le plaisir d’étaler, en écrivant, ses coudes sur la table, l’œil tiré par la laine rouge et le scintillement d’or de ses galons. Et son orgueil, refoulé pourtant, se glissait entre les lignes, s’accusait dans cette abondance de détails qu’il donnait sur sa vie de soldat, sur cette terre lointaine où il servait. On sentait dans ses phrases au ton solennel, aux boursouflures naïves, le désir d’étonner ses parens du Vignal, d’intéresser Thérèse, de l’éblouir par la féerique vision des palais aux portiques de marbre, de l’amas éclatant des maisons blanches sous le soleil, des végétations inconnues, de la mer et du ciel idéalement bleus ; le tout entrecoupé de réflexions pratiques, de jugemens portés sur la nature du sol, où l’on sentait sa préoccupation constante de laboureur arraché à la charrue, son indéracinable amour de la terre.

Génulphe fit à haute voix la lecture de cette lettre, tandis que George, s’emparant des feuilles locales, se plongeait dans les faits-divers et que Mme Dupourquet, la figure sérieuse, marmottait le nombre de points qu’il lui fallait pour mener à bien un talon de chaussette.