Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 109.djvu/223

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

c’est que tout ce travail, toutes ces recherches, tous ces scrupules sont justement ce qui fait la différence de qualité des œuvres, leur valeur, et, par conséquent, une partie de son propre plaisir. C’est ce qui nous justifierait d’y mettre tant d’importance. « L’existence de personnes même insignifiantes a des conséquences importantes en ce monde, dit quelque part George Eliot, et on peut prouver que cela agit sur le prix du pain ou sur le taux des gages… » Pareillement, en « littérature, » on peut prouver que le moindre détail, ayant son importance dans l’économie d’une œuvre, l’a donc aussi dans le plaisir qu’elle cause, dans le jugement qu’on en porte, et dans l’influence qu’elle exerce.

Mais si j’insistais, je craindrais ici d’avoir l’air de plaider dans ma propre cause, et c’est ce qu’il vaut toujours mieux éviter. Pour la même raison, je me passerai de montrer ce qu’il y a d’impatience, et presque d’horreur de la critique, dans ce dédain de la littérature. Tout ce que je dirai, c’est que, si j’ai cru longtemps : — qu’en se faisant une loi de ne jamais toucher aux personnes, de les distinguer ou de les séparer de leur œuvre, et de ne discuter que les idées ou le talent ; — qu’en parlant de ses contemporains comme on aurait pu faire des Latins ou des Grecs, avec la même liberté, mais avec le même détachement de soi ; — qu’en essayant de se placer au point de vue de l’histoire, et de se dégager de son propre goût, sinon pour entrer dans les raisons du goût des autres, mais pour maintenir les droits de la tradition, qui sont ceux de l’esprit français lui-même, et, en un certain sens, de la patrie ; — qu’en ne négligeant aucun moyen d’accroître l’étendue de ses informations, d’en réparer laborieusement l’insuffisance ou la pauvreté ; — qu’en évoluant pour ainsi dire avec les auteurs eux-mêmes, et en s’efforçant de triompher du mauvais amour-propre qui nous fait mettre quelquefois l’accord de nos doctrines au-dessus de la sincérité de notre impression ; — qu’en se défendant de juger en son nom, et en réduisant au plus petit nombre possible les principes du jugement esthétique ou moral ; — si j’ai cru que l’on réconcilierait les auteurs et la critique, je suis désabusé… Mais, bien loin de décourager ou de lasser la critique, n’est-ce pas ce qui doit, au contraire, l’assurer de son utilité ? Car ne provoquerait-elle pas moins d’impatience autour d’elle, si elle n’était pas une forme de l’action ? Et, si d’autant qu’elle est plus impartiale, ou plus impersonnelle, qu’elle s’efforce au moins de l’être, et qu’elle s’en pique, il semble justement qu’on la trouve plus importune, est-il au monde une preuve plus claire que les idées sont des forces, et que la « littérature » est quelque chose de plus qu’un divertissement de mandarins, buvant du vin exquis dans « des tasses mille fois remplies, » et traçant avec leur pinceau des « caractères légers comme des nuages de fumée ? »


F. BRUNETIERE.