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et voilà un bel exemple de « la démangeaison d’écrire. » Il y a aussi les Historiettes de Tallemant des Réaux, et les Mémoires de Richelieu, et les Souvenirs de la marquise de Créqui !

Quelles sont pourtant les raisons de ce dédain assez nouveau de la « littérature ? » les raisons qu’on en donne, et celles aussi que l’on n’en donne pas ? Car, en vérité, si nous courons quelque danger, qui croira que ce soit de voir trop d’écrivains, je ne dis pas s’isoler dans « leur tour d’ivoire, » mais s’enfermer dans leur art ou dans leur métier, comme font dans le leur un militaire, un ingénieur, un savant ? La maladie régnante serait plutôt de rougir de sa profession, et en tout cas, d’en vouloir sortir : Mascarille devient auteur ; des professeurs de rhétorique se mêlent de réformer le monde ; et, si les sous-préfets font des vers ou les ingénieurs de la critique dramatique, il ne me paraît pas que ce soit une compensation. Faut-il parler encore plus net ? Nous ne manquons donc aujourd’hui de rien tant que d’ouvriers laborieux, si ce n’est de consciencieux artistes, — peintres ou poètes, auteurs dramatiques ou romanciers, — qui ne mettraient uniquement leur ambition, leur gloire, et leur devoir qu’à remplir les promesses de leur nom. Tout le monde se croit apte à tout. On ignore qu’en quelque métier que ce soit, celui-là est un homme rare qui s’acquitte supérieurement de sa tâche. Et on ne veut pas comprendre que, dans une société bien réglée, comme il n’y a rien au-dessus d’un bon ébéniste qui fait de bonne ébénisterie, d’un bon ingénieur qui fait de bonnes routes et de bons ponts, d’un bon architecte qui fait de bonnes maisons, pareillement, il n’y a rien au-dessus d’un bon « littérateur » qui fait de bonne « littérature. » Les «emplois de feu, » comme on disait jadis, ne sont pas les seuls qui demandent tout un homme, et dans cette fin de siècle où nous sommes, je ne sache pas de métier ni d’art qui ne réclame de ceux qui s’y sont engagés toute leur application, toute leur intelligence, et toute leur activité.

Je ne vais pas sans doute, à ce propos, traiter une fois de plus ici la question de « l’art pour l’art. » Mais si d’ailleurs l’art et la « littérature » ont vraiment une fonction sociale, et, — sans aller pour cela jusqu’à dire qu’ils aient un autre objet qu’eux-mêmes, — si l’achèvement de leur œuvre n’en épuise pas les effets utiles, quelle est cette singulière défiance qu’on en témoigne ? à quoi tend ce mépris qu’on essaie d’en semer ? Oui, je le sais, on nous invite à l’action. Mais, quelle action, d’abord ? Et depuis quand des discours, eux aussi, des livres comme ceux de Voltaire ou de Rousseau, des romans comme Candide et comme la Nouvelle Héloïse des comédies ou des drames comme la Femme de Claude ou comme la Princesse George, des romans comme Adam Bede, quoi encore ? des livres comme la Vie de Jésus et comme l’Ancien Régime, ne sont-ils plus des actions ? Demandez-le donc aux croyans, combien la Vie de Jésus a enlevé d’âmes au christianisme !