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choses rendra peu à peu indifférens à l’exercice des droits politiques ceux qui actuellement paraissent y attacher le plus de prix. On fait observer que l’usage de ces droits n’ajoute rien au bonheur du peuple... Mais telle est la perversité, si l’on veut, de l’esprit humain, que les biens dont on jouit ne sont jamais appréciés à leur juste valeur. Si sua hona norint n’est pas seulement applicable aux cultivateurs des champs. S’il est vrai, en général, que le bonheur soit une affaire d’appréciation, cela est particulièrement vrai du bonheur politique. » Il en concluait qu’un gouvernement prévoyant doit s’appliquer à procurer aux citoyens et les biens réels et les biens d’imagination. Plus d’un homme d’État aurait pu mettre à profit cette sage maxime ; on en connaît qui, après avoir fourni une glorieuse carrière, se sont perdus pour n’avoir pas senti le besoin de rendre les imaginations heureuses. Si Pictet en avait été cru, d’inutiles émeutes, des crises violentes eussent été épargnées à Genève.

Cet homme de bien et de grand mérite mourut le 1er janvier 1825, après avoir appelé auprès de son lit ses bergers, ses valets de charrue, ses servantes de ferme et leur avoir donné sa bénédiction de patriarche. Il faut savoir gré à son petit-fils d’avoir tiré de l’ombre cette discrète et intéressante figure. Peu d’instans avant de mourir, il avait encore recommandé à ses enfans le dévoûment à la patrie. Il leur en avait donné l’exemple : ses actes peuvent être discutés, ses intentions furent toujours respectables. Son ami Des Arts avouait, dès 1815, qu’en détachant Genève de la France pour la réunir à la Suisse, les restaurateurs de la vieille république « avaient été obligés d’imposer à leurs concitoyens de dures, mais nécessaires privations. « Il voulait dire par là que non-seulement les Genevois avaient dû renoncer aux avantages que procurent les grandes patries, mais qu’ils s’étaient trouvés à jamais séparés de ces populations savoyardes et gessiennes dont Genève est la métropole naturelle. Qu’il s’agisse des biens réels ou des biens d’imagination, le bonheur politique est toujours incomplet. Les Allobroges et les Helvètes ne peuvent s’entendre qu’à moitié ; ils n’ont pas la même humeur, ni le même tour d’esprit, ni la même façon de raisonner, ni la même conception du droit civil, ni la même économie politique. La Suisse, de plus en plus centralisée, a plus d’une fois froissé les Genevois dans leurs idées et dans leurs intérêts. « Il y a de bons mariages, a dit un moraliste chagrin, il n’y en a point de délicieux. » C’est l’histoire de Genève épousant l’ours de Berne. Elle n’a pas fait un délicieux mariage ; mais dans ses heures de vif mécontentement, il ne lui est jamais venu à l’esprit de demander le divorce.


G. VALBERT.