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moi, « cette petite république s’était tournée vers ce qui paraît solide, l’acquisition des richesses, que le système de Law, plus chimérique et non moins funeste que celui des supralapsaires et des infralapsaires, avait engagé dans l’arithmétique ceux qui ne pouvaient plus se faire un nom en théomorianique, qu’ils devinrent riches et ne furent plus rien. » Voltaire était injuste. Calvin avait à jamais inoculé aux Genevois le goût de dogmatiser, l’amour des raisonnemens abstraits, la fureur des controverses. Mais cette fureur ayant changé d’objet, on ne raisonnait plus sur la grâce et la prédestination, on s’était mis à raisonner sur la politique. Un Picard avait fait de Genève, selon l’expression d’un illustre historien, «la capitale d’une grande opinion ; » pour ne pas être en reste avec la France, elle lui donna un grand écrivain, qui plus que tout autre fut le précurseur de sa révolution et l’oracle de ses tribuns.

Genève avait au XVIIIe siècle un gouvernement aristocratique, dont l’autorité était tempérée par les prises d’armes et les émeutes. Un certain nombre de familles patriciennes étaient en possession des charges et des dignités ; elles avaient acquis, par une longue pratique, l’esprit de gouvernement, le génie des affaires. Les simples citoyens n’avaient que le droit de remontrance, de représentation ; on ne les écoutait guère, et ils soulageaient leur cœur en se démontrant à eux-mêmes la légitimité de leurs requêtes et l’injustice de leurs gouvernans : la théorie est la grande consolation des mécontens, de ceux que les faits chagrinent. Il n’y avait guère de Genevois qui ne fissent partie d’un cercle, et ces cercles étaient de véritables clubs. On y politiquait chaque soir, on y discourait à perte d’haleine sur les affaires de Genève et sur celles de l’Europe. C’était là aussi que se décidaient les coups de main. Après avoir beaucoup raisonné, on chargeait son fusil et on descendait dans la rue. On sait combien Genève donna de tablature à ses voisins par ses troubles perpétuels, que la France et les cantons suisses durent plus d’une fois interposer leurs bons offices pour pacifier cette bruyante et orageuse cité.

J’ai lu dans les mémoires inédits d’un Genevois, qui avait été au XVIIIe siècle le chef du parti des natifs, que ce furent des émissaires de Genève qui enseignèrent aux jacobins français l’art des prises d’armes et le régime des clubs. Il y a là sans doute quelque exagération ; mais ce qu’on ne peut nier, c’est que la révolution française fournit aux théoriciens des bords du lac Léman une admirable occasion d’appliquer leurs idées, et qu’ils préparèrent de loin la réunion de Genève à la république une et indivisible par le vif et actif intérêt qu’ils prirent à ses aventures. Quand la cité de Calvin, après avoir été seize années durant le chef-lieu d’un département français, eut recouvré son indépendance, le régime aristocratique y fut incontinent