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voiles éployées, comme de grands oiseaux, sur ces mers souriantes. C’est la même insouciance, le même flegme dégagé, le même mépris, sans ostentation, du danger de demain, et le même oubli du danger d’hier. J’avoue que, parmi les gens de là-bas, ceux que j’aimais le mieux, c’étaient les vieux maîtres pensifs, qui portent encore le haut tarbouch, et qui fument leur cigarette, d’un air tranquille, assis à l’arrière, près du gouvernail. Aux temps héroïques de la Grèce, ils auraient pu devenir amiraux comme Canaris. Ce n’était pas leur faute si le malheur des temps les obligeait à charger des oranges en Crète et à les transporter un peu partout. Il y en avait un que j’aimais particulièrement : c’était le capitan Marco. Quelle figure de brave homme, douce et résignée ! Il ne ressemblait pas à ses confrères, un peu hâbleurs comme le sont presque tous les Grecs. Oh ! le bon sourire, un peu triste, comme de quelqu’un qui a beaucoup souffert, qui a couru beaucoup de risques et qui en courra encore, qui sera peut-être happé quelque jour par la lame, et qui le sait. Capitan Marco possédait une petite viole (lyra). Il jouait des airs d’une tristesse et d’une fantaisie étranges, des cantilènes, venues on ne sait d’où, et que ses amis d’Astypalæa, de Cos et de Boudroun lui avaient apprises pendant les escales. Il partageait son temps entre sa lyre, qu’il enfermait soigneusement dans un sac de toile, quand il avait fini de jouer, et sa goélette, sa gouletta, qu’il lavait et radoubait sans cesse. La pauvre embarcation, presque aussi vieille que son maître, avait reçu bien des bourrasques et bien des paquets de mer ; ses planches, malgré le goudron, commençaient à crier et à se disjoindre. N’importe, la goélette du capitan Marco, quand elle ouvrait ses ailes, filait joliment sur la vague. Elle a jeté ses ancres dans pas mal de ports, depuis Macri jusqu’à Messine. Elle a visité à peu près tous les coins des Cyclades. Elle sait distinguer les mouillages peu sûrs des criques bien abritées, et, si vous voulez bien voir ces îles charmantes, jetées çà et là comme un semis de grandes pierres précieuses, je vous souhaite d’errer, dans l’Archipel, sur la goélette du capitan Marco.

Malheureusement, la vapeur a dispersé les flottilles de caïques qui se croisaient, il y a vingt ans, sur la mer Egée. Il ne faut pas trop s’en plaindre. Le pittoresque y a perdu, mais la sécurité publique y a gagné. Les paquebots sont difficiles à prendre, et les pirates ont renoncé à leur métier, qui décidément devenait pénible et infructueux. Il paraît qu’Amorgos eut à souffrir, autrefois, de plusieurs incursions à main armée. Les mauvaises langues disent que les brigands qui pillèrent les indigènes ne faisaient que leur rendre la pareille, sans beaucoup d’usure. En tout cas, les complaintes