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par des chemins embrasés, dans la poussière blanche, le long des côtes brûlées où serpentent de petits murs en pierres sèches qui semblent un luxe inutile ; car on ne voit pas quelles récoltes ils pourraient enclore, et ils ont l’air de défendre contre le passant, non sans ironie, des semis de cailloux. Les rues, dans la partie basse et moyenne de la ville, sont régulières et assez propres. Le quai de débarquement est bordé par ces grandes bâtisses banales et symétriques qui sont le décor habituel de tous les ports nouveaux ou renouvelés : la douane, la santé, les agences des compagnies de navigation. Il n’y a point de bazar à Syra, les Grecs ayant chassé de chez eux, dès le lendemain de leur émancipation, tout ce qui leur rappelle la turquerie. En revanche, les boutiques sont nombreuses aux environs de la marine : on y voit, pendus à des cordes, à côté des barils de saumure et de poissons secs, ces mouchoirs rouges à carreaux que les fabriques de Manchester distribuent libéralement au monde entier, et ces paletots « à l’instar de Paris, » dont les tailleurs juifs de Vienne affublent les Palikares. Quelques grappes de gilets écarlates, soutachés de ganses noires, prouvent que les vieillards des îles lointaines s’obstinent encore à repousser les élégances d’Europe. En effet, je contemple avec délices, comme les derniers figurans d’une féerie qui va s’éteindre, de vieux loups de mer, que Canaris reconnaîtrait pour ses frères et qui se promènent avec la calotte rouge à gland bleu et les larges braies bouffantes. Devant les cafés, des fumeurs sommeillent, les yeux mi-clos. Dans un carrefour, un militaire, entouré d’un cercle d’auditeurs attentifs, lit tout haut d’un ton solennel, en ponctuant tous ses mots, un journal d’Athènes. En Grèce, tout groupe d’oisifs est une assemblée délibérante et toute borne peut devenir une tribune. Les Grecs ont aimé de tout temps la politique de la rue, les discussions passionnées, en plein vent, sur la guerre et la paix, sur les mérites respectifs des citoyens qui sont au pouvoir et de ceux qui ambitionnent d’y être. Si vous montez encore le long des rues en escalier jusqu’au dernier étage de la ville haute, vous retrouvez, dans des maisons basses et misérables, la Grèce d’autrefois, celle qui associe des mots turcs avec des locutions homériques, la race tenace qui a patiemment attendu, pendant des siècles, autour de son église, le retour de la liberté. Dans les rues étroites et sales, des chiens se chauffent au soleil et grognent, le poil hérissé, lorsqu’on les dérange. De petits ânes, couleur de sable, passent allègrement, les oreilles ballantes, trottinent adroitement sur les pierres, s’arrangent comme ils peuvent pour faire circuler entre les murs leurs doubles paniers chargés d’oranges et de légumes et prennent un petit galop fort impertinent lorsque l’aiguillon de l’ânier leur agace un peu trop la