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cesse tenus au courant des moindres fluctuations des prix et des occasions qui peuvent se présenter, tandis que tous ces élémens d’information manquent au petit détaillant qui est obligé de subir la loi des intermédiaires.

Mais ces bénéfices réalisés par la suppression des intermédiaires, les grands magasins ne les ont pas gardés uniquement pour eux : ils en ont fait profiter le public, et, ce qui le prouve, c’est que toutes les spécialités qu’ils ont adoptées ont baissé de prix dans des proportions considérables, alors que les prix des marchandises qui échappent à leur action sont restées stationnaires. Il y a vingt-cinq ans, une paire de gants de peau de belle qualité coûtait 6 francs, aujourd’hui la même paire en même qualité est livrée à 4 francs, et il s’est créé toute une série de qualités inférieures dont les prix s’abaissent jusqu’à 1 fr. 50, 1 fr. 25 et même 1 franc. Il en est de même dans toutes les spécialités sans exception. Les relevés détaillés ne laissent aucun doute sur ce point. Au contraire, les marchandises qui échappent à l’action des grands magasins n’ont pas fléchi. Est-ce que les prix de la viande, du pain, du vin, du bois à brûler, de l’huile, ne sont pas égaux ou supérieurs à ce qu’ils étaient il y a vingt-cinq ans ?

Les grands magasins vendent meilleur marché parce qu’ils préfèrent réaliser de faibles bénéfices sur chaque objet et multiplier le nombre des transactions. L’ancienne théorie du commerce se résumait en ces termes : « Faire peu et gagner beaucoup. » Le grand commerce a renversé cette proposition. Il a pris pour devise : «Faire beaucoup et gagner peu[1]. » Dans l’application de l’ancienne théorie, le travail personnel du patron était moins actif, il dissimulait souvent une demi-paresse et trop souvent aussi on remplaçait par des procédés peu recommandables les qualités qui manquaient. En un mot, c’est à peine si les forces intelligentes et financières étaient utilisées à demi. Dans la théorie nouvelle, l’effort, savamment gradué de manière à ménager les forces humaines, est porté au maximum. Grâce à la concentration méthodique et à une organisation perfectionnée, on arrive à doubler les résultats sans être obligé de doubler les instrumens, parce que rien n’est livré au hasard et que le mécanisme est toujours en pression. De quel côté est le beau rôle ? Veut-on revenir à l’ancienne théorie et donner une prime à la somnolence et à la routine au détriment de ceux qui luttent et contribuent, par leur activité intelligente, à enrichir le patrimoine national ?

  1. Nous avons emprunté cette formule à la remarquable communication faite en 1889 à la société d’économie politique de Lyon, par M. Aynard.