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Lelong est un aphasique qui dispose encore de cinq mots français, un peu altérés. Il attache à chacun d’eux un sens différent. Quand on lui demande son nom, il répond Lelo pour Lelong. Il affirme et nie par oui et par non. Le mot trois sert à exprimer tous les nombres, et Lelong l’accompagne d’un geste de la main, pour rectifier les erreurs qu’il commet forcément avec un seul nom de nombre. Enfin, avec le mot toujours, il fait les réponses auxquelles ne peut servir aucun des mots précédens. Chez ce malade, la lésion est mieux limitée que dans le premier cas, mais la région est la même ; c’est l’hémisphère gauche, plus exactement la troisième circonvolution frontale gauche. Très surpris par ces premiers résultats, qui semblent bouleverser tous les principes de physiologie, Broca multiplie ses recherches. Le problème qu’il poursuit tient en suspens l’attention du monde savant. « Les observations se succèdent rapidement, dit un écrivain contemporain, et leurs auteurs ne revendiquent jamais aucune part dans la découverte. C’est le problème si parfaitement posé par Broca qu’ils veulent résoudre affirmativement ou négativement. MM. Trousseau, Gubler, Charcot, Vulpian lui laissent le mérite de la découverte et la responsabilité de l’erreur. » En avril 1863, Broca a déjà réuni huit faits confirmatifs ; en mars de l’année suivante, ce nombre s’élève à vingt. Dès lors, le problème est résolu, le siège du langage articulé est fixé. Aujourd’hui, à trente ans de distance, les observateurs les plus compétens disent qu’on n’a pas encore rencontré une seule exception sérieuse à la règle posée par Broca.

Considérons un moment ce que cette lésion présente d’intéressant et de caractéristique. Elle siège, avons-nous dit, au pied de la troisième circonvolution frontale gauche ; il y a là une petite quantité de substance grise qui doit être considérée comme l’organe du langage articulé, et dont l’intégrité est nécessaire pour que l’individu puisse exprimer ses pensées par la parole. Ce qui est bien curieux, c’est que la circonvolution de l’hémisphère gauche paraît seule jouer ce rôle. Broca a été le premier frappé d’un fait aussi subversif. C’est avec un « étonnement voisin de la stupéfaction » qu’il signale, dès sa seconde observation, la prédilection étrange de la lésion qui produit l’aphasie pour la moitié gauche du cerveau. Ses adversaires ont même cru trouver dans cette localisation un argument contre sa découverte. Vulpian soutenait que les hémisphères cérébraux doivent avoir les mêmes fonctions symétriquement. Mais les observations doivent prévaloir sur toutes les théories, et aussi, à plus forte raison, sur de simples idées préconçues : c’est un fait que la lésion qui provoque l’aphasie siège à gauche ; et de plus, contre-épreuve intéressante, les