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avoir une marine puissante digne de la France, plus que jamais nécessaire pour notre défense nationale ; seulement, à l’heure décisive, on se borne à une critique amère de tout ce qui existe, au lieu d’aller droit à la question, de proposer au parlement le vote de nouveaux crédits, pour suffire à l’accroissement de nos forces navales, à cet armement perfectionné qu’on rêve. On veut n’être pas devancé ou dépassé dans ce mouvement d’extension coloniale, auquel cèdent les plus grandes puissances du monde, qui est un des plus curieux phénomènes de ces derniers temps ; on tient à avoir sa place sur les mers, dans l’extrême Orient, à Madagascar, dans ces régions inexplorées de l’Afrique où se présentent tous les drapeaux ; maison se réserve de tout contester, de décliner les conséquences et les charges d’entreprises, qui ne sont certainement pas toujours sans péril. Au fond, c’est tout le secret de cette ample et intéressante discussion qui s’est engagée il y a quelques jours avant le débat sur la marine, entre le rapporteur du budget, M. Delcassé, M. Camille Pelletan, l’adversaire passionné des extensions lointaines, le sous-secrétaire d’État des colonies, M. Etienne, M. de Montfort. Elle n’a qu’un malheur, cette vive et éloquente discussion, c’est de recommencer sans cesse les mêmes controverses. Évidemment, si on était encore maintenant à prendre un parti, on pourrait hésiter, on aurait plus d’un doute, au moins sur certains points de cette politique coloniale, objet de disputes toujours renaissantes. Le Tonkin a été et est visiblement resté une conquête peu populaire, d’autant plus que dans ces contrées qu’on dit toujours pacifiées et qui ne le sont jamais, on entrevoit bien des difficultés d’organisation intérieure, bien des complications possibles. En revanche, il n’est pas un esprit clairvoyant qui n’ait immédiatement compris que c’était pour la France une nécessité de prendre position à Tunis, de garder et d’étendre d’un autre côté sa sphère d’influence vers le sud, pour la sûreté et la préservation de son empire africain sur la Méditerranée. En définitive, aujourd’hui il n’y a plus à délibérer, tout cela est fait. On est au Tonkin, on est à Tunis, on est aussi au Soudan, sur le Niger, en plein inconnu.

Eh bien, soit ! ce qui est acquis, on ne peut plus l’abandonner. Personne ne proposerait de retirer le drapeau, même du Tonkin où tant de sang généreux a déjà coulé. Malheureusement, c’est ici que commence un malentendu qui peut avoir de singulières conséquences. On admet le fait accompli puisque c’est fait ; mais en même temps on ne se défend pas de créer au gouvernement le plus de difficultés possible, de lui mesurer la liberté et l’espace, de lui refuser ou de lui marchander les ressources et les moyens d’action, Qu’arrive-t-il alors ? On ruse. Le gouvernement s’accoutume à dissimuler, à reprendre sous la forme de crédits supplémentaires ce qu’il n’ose demander sous la forme de crédits réguliers ; il déguise sous le nom d’explorations de