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un peu son voisin, cet impertinent Saxon, qui tranche du roi de Sarmatie. » Il a traversé la Prusse polonaise ; le pays avait « un cruel aspect de désert ; » il n’y a rencontré que des femmes et quelques enfans. Tout autre était la Prusse de son père : « Les villes sont belles, bien peuplées, et, étant bâties dans toute leur enceinte, la plupart ont été obligées de faire des faubourgs ; enfin, le monde fourmille dans les villes et le plat pays, et, dans une huitaine d’années, ce royaume sera mieux peuplé que la Suisse et la Franconie, à cause de la jeunesse de huit, neuf à dix ans qu’on y trouve, et qui tire son origine depuis les établissemens qu’on y a faits. Les Salzbourgeois commencent à se former au génie du pays, et il est certain que ce pays, dans quelques années, sera dans une parfaite culture et à l’abri des malheurs ordinaires. »

Frédéric est sincère dans cette lettre écrite à un ami. Ce n’est donc pas une Sibérie, cette Prusse ; ce n’est pas une barbarie ; ce n’est pas un pays étranger, c’est la terre royale, refaite par le roi. Malgré lui, il s’est instruit en l’art paternel, qu’il pratiquera plus tard, de « bâtir » une province. C’est peut-être au cours de ce voyage qu’il s’est promis de ne jamais signer un ordre, quand il serait roi, sans s’être demandé si son père l’approuverait. Le père, une fois de plus, lui avait rendu service en forçant ce génie jeune encore, et qui ne se plaisait qu’aux lettres, à la philosophie ou aux grands projets de politique et de guerre, à regarder ins Detail sa laborieuse façon de régner. Quand Frédéric, après six semaines d’absence, rentra dans la « garnison chérie, » pour y reprendre la belle pelisse et le livre au coin du leu, il avait fait dans la réalité une bonne lecture.


ERNEST LAVISSE.