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autres, qui se flattent à cette heure d’une grande fortune. Bref, du petit au grand, il a tout prévu et tout résolu. Il disait à cet ami, Alexandre de Wartensleben : « Oui, mon cher petit comte, j’aurai beaucoup de travail un jour, mais j’espère de le surmonter et il y a assez de plaisir d’être l’unique roi de Prusse. » Il considère si bien les affaires de Prusse comme les siennes qu’il recommande à Grumbkow de suspendre toute conversation avec les étrangers, et il commence une très inattendue et très grave négociation avec le ministre de France, La Chétardie.

Cependant le roi Frédéric-Guillaume désenflait. L’eau lui coulant des jambes et des pieds par des crevasses, il se trouva soulagé. Au commencement de novembre, il montrait avec joie son ceinturon diminué d’une main entière. L’appétit revint et le sommeil, mais comme un grand malaise persistait, les médecins doutaient encore de la guérison et le prince royal n’était pas rassuré : « Je souhaite, écrivait-il au roi, que nous recevions de bonnes nouvelles de la maladie de mon très gracieux père. Certainement, l’ardente prière et les vœux de tant et tant de gens obtiendront quelque chose de Notre-Seigneur Dieu. Plût à Dieu que je pusse venir en aide à mon très gracieux père ! Je donnerais volontiers ma vie pour lui. » Dieu ne demanda pas ce sacrifice à Frédéric ; novembre finit, décembre commença et s’acheva ; la mi-janvier, terme ultime fixé par le prince, approchait : « Je vous marque avec le plus grand étonnement, écrit Frédéric à sa sœur, que le roi se remet entièrement, qu’il commence à marcher et qu’il se porte mieux que moi. J’ai dîné avec lui hier, et je puis vous assurer qu’il mange et boit comme quatre… C’est un miracle aussi extraordinaire qu’il y en a eu,.. et il faut croire que le bon Dieu a de bonnes raisons de lui rendre la vie. » Le changement est si complet que Frédéric ne croit plus que son père ait jamais été malade. Il oublie l’eau dans la poitrine, l’essoufflement, l’insomnie, les jambes enflées et rouges, et les deux aunes et demie de circonférence : « La maladie du roi n’est que politique ; il se porte bien dès qu’il en a envie ; il se rend plus malade quand il le trouve à propos… Vous pouvez compter, ma très chère sœur, que, grâce à Dieu, il a la nature d’un Turc et qu’il survivra à la postérité future, pourvu qu’il en ait envie. » Et cette lettre mélancolique se termine par ce mot de philosophe : « Dégoûté du monde de tous les côtés, comme je le suis, je donne extrêmement dans les réflexions qui me font connaître de plus en plus qu’il n’y a aucun bonheur stable et permanent à trouver ici-bas… »